Thèmes et interprétations

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Terme
PSEUDONYME

Le recours au pseudonyme est une pratique extrêmement répandue dans la presse de la Belle Époque, et Mirbeau, journaliste de profession, n’échappe pas à la règle. Dans nombre de petits journaux, comme il en pullule tant à l’époque, dont le lectorat est très modeste et l’effectif journalistique souvent réduit à une ou deux personnes, le pseudonyme a pour intérêt de faire croire à une équipe rédactionnelle sensiblement plus étoffée qu’elle ne l’est en réalité. Pour le journaliste lui-même, le pseudonyme présente un intérêt majeur : en s’avançant masqué, il se met relativement à l’abri, et, courant moins de risques, peut se permettre plus facilement d’émettre des points de vue critiques pour le gouvernement ou les personnalités locales, ou de recourir à la facétie, à la parodie et à la bouffonnerie, qui suscitent d’ordinaire bien des ennemis. Il peut aussi s’autoriser  des libertés avec les codes journalistiques ou littéraires en vigueur sans craindre qu’on se moque de lui – ou qu’on le provoque en duel !

Mirbeau journaliste a eu l’occasion d’utiliser toutes sortes d’identités d’emprunt. En premier lieu, bien sûr, une partie de sa production de “nègre” a paru, dans la presse, sous la signature de ses employeurs successifs, Dugué de la Fauconnerie, Émile Hervet et, à degré bien moindre, le baron de Saint-Paul et Arthur Meyer. D’autres articles ont paru anonymement, sans signature, comme les éditoriaux de L’Ordre de Paris, auxquels ont collaboré plusieurs journalistes et qui étaient chargés de fixer la ligne de L’Appel au Peuple, ou les articulets de L’Ariégeois, feuille de chou tri-hebdomadaire, ou de Paris-Midi Paris-Minuit, feuille bi-quotidienne, dont Mirbeau était le seul rédacteur. D’autres ont paru sous une signature collective, par exemple « La Journée parisienne » du Gaulois, qui était signée Tout-Paris. Quand il a pu voler de ses propres ailes et signer sa copie, Mirbeau n’en a pas moins continué à avancer masqué quand cela lui convenait. Ainsi, dans Le Gaulois de 1882, a-t-il signé Gardéniac ses Petits poèmes parisiens. Dans Les Grimaces de 1883, à côté d’éditoriaux signés de son nom et d’articulets anonymes, il signe Auguste la rubrique théâtrale. Il ne s’agit pas vraiment de se cacher, puisque Gardéniac est un pseudo quasiment avoué et qu’Auguste est un pseudonyme transparent, mais plutôt de distinguer ce qui relève du politique de ce qui relève d’autres domaines.

En revanche, les pseudonymes utilisés par la suite semblent bien destinés à camoufler l’identité de l’auteur des articles : c’est ainsi qu’il signe Montrevêche ses articles de L’Événement à l’automne 1884,  puis c’est un diablotin aux pieds fourchus qui assume les « Chroniques du Diable » de 1885, dans le même quotidien. Après avoir acquis de la notoriété avec ses Grimaces, mais au prix de scandales et d’une dégradation de son image, Mirbeau endosse la défroque d’un vieux sage revenu de tout, puis d’un nouvel Asmodée qui s’introduit partout, pour faire découvrir à ses lecteurs des choses qu’ils auraient peut-être refusé de voir si ses chroniques avaient été signées de son nom. En 1892, quand il entre au Journal alors qu’il est encore sous contrat avec L’Écho de Paris, il y signe ses chroniques Jean Maure, pseudonyme que son ami Pissarro n’a pas trop de mal à identifier, mais dont le lecteur moyen a peu de chances de percer le mystère. C’est probablement pour la même raison que, en 1896-1897, il se sert, dans Le Journal, de deux nouveaux pseudonymes, Jean Salt et Jacques Celte, qui ont pour avantage de ne pas rebuter a priori des lecteurs effarouchés par le nom de Mirbeau, et aussi, à l’occasion, de se moquer à couvert du « grand parcier » Érik Satie ou de poètes tels que Viélé-Griffin ou Henri de Régnier, avec qui il avait eu des relations amicales.

À ces avantages pratiques peut s’ajouter une autre motivation, psychologique, qui est sans doute plus valable pour des œuvres littéraires que pour de simples chroniques journalistiques, et que Robert Ziegler, se référant à la psychanalyse, présente de la sorte : « Chaque création sous pseudonyme constitue un acte d’agression œdipienne. En rejetant une identité paternelle qui exige d’être honorée et perpétuée, l’auteur qui écrit sous un nom emprunté cherche à se libérer de toute responsabilité à l’égard du passé. Quand l’auteur qui proclame sa paternité met sa signature à une œuvre, il l’authentifie et la reconnaît comme son propre enfant. Plus que le marqueur généalogique qui relie un père à sa progéniture, la signature indique la provenance d’un texte qui est l’identité de l’auteur transformée en objet. Ainsi, la création artistique est une façon de s’engendrer soi-même. Dans son œuvre, un auteur qui n’a pas eu le droit de choisir ses propres parents a du moins le droit de se refaire lui-même en même temps que le projet qui l’a inspiré, comme une idée qui chercherait à s’exprimer,  comme un enfant qui demanderait à venir au monde. »

Le recours à des pseudonymes n’en est pas moins problématique pour les romans rédigés comme “nègre” pour le compte d’André Bertéra et de Dora Melegari. Car la règle, en matière de négritude, c’est que le commanditaire signe la copie du “nègre” et s’en approprie seul les mérites, comme c’est le cas, par exemple, de la pièce La Gomme (voir la notice), signée Félicien Champsaur. Or, les romans nègres de Mirbeau ne sont signés ni Bertéra, ni Melegari, mais de deux pseudonymes : Bauquenne et Forsan, ce qui est étrange. Faut-il en conclure que, dans le contrat de négritude passé avec ses employeurs, le nègre Mirbeau a exigé ce recours à un pseudonyme, qui, dès lors,  recouvre une double identité, celle du “nègre” et celle de l’auteur officiel ? Nous l’ignorons, mais l’hypothèse est tentante, car, en dehors même de l’explication psychanalytique, que nous ne saurions écarter, cela répondrait en partie à la frustration d’un des doubles du romancier, Jacques Sorel, dans son conte de 1882, « Un raté », qui aimerait pouvoir proclamer sa paternité sur des œuvres écrites comme “nègre”, mais passerait alors pour un voleur ou pour un fou.

Voir aussi les notices Négritude, Prostitution et Journalisme.

P. M. 

 

Bibliographie : Pierre Michel,,  « Quelques réflexions sur la “négritude” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 4-34 ; Robert Ziegler, « Pseudonyme, agression et jeu dans La Maréchale », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002,  pp. 4-16.

 

           


PSYCHOLOGIE

Psychologie des profondeurs

À une époque où se développent les sciences humaines en général et la psychologie en particulier, Mirbeau se distingue par son rejet de tout ce qui prétend donner une trompeuse apparence de scientificité à des domaines de recherches qui reflètent les préjugés de l’époque et qui tendent à simplifier outrageusement les phénomènes les plus complexes de la vie psychique. Il se moque par exemple du « style scientifico-philosophique » d’Augustin Hamon dans sa Psychologie du militaire professionnel ; en 1907, il ironise sur la « psychologie expérimentale » d’un « illustre professeur » de médecine quelque peu sadique avec ses patients, au nom de la science (« La Faculté se réforme », Le Matin, 31 juillet 1907) ; et, en 1900, il intitule ironiquement « Psychologie » une chronique fantaisiste sur les contradictions d’un Parisien mondain qui prend une maîtresse pour faire comme tout le monde dans son milieu, s’ennuie désespérément auprès d’elle et regrette que sa femme, qu’il aime et qui a tout appris de sa liaison adultère, s’en moque éperdument (Le Journal, 8 mars 1900). Mirbeau n’a que mépris pour la psychologie « en toc » de son ex-ami Paul Bourget, qui brandit son dérisoire « scalpel », mais ne vaut pas mieux, malgré ses prétentions, que la réduction du psychique au physiologique prônée par les naturalistes de stricte obédience : dans les deux cas, c’est la même ignorance des ressorts cachés de l’âme humaine et des flux de conscience qui l’agitent en permanence, c’est le même schématisme qui donne de la psyché une image totalement erronée et qui laisse croire mensongèrement que le chaos qui y règne peut se ramener à quelques lois simples et immuables. Il y manque l’essentiel : la vie réelle de l’âme, que Mirbeau va au contraire s’employer à rendre à travers ses personnages romanesques.

En tant que romancier, il refuse donc l’artificielle analyse psychologique, qui décompose le complexe en éléments simples et prétend pouvoir expliquer facilement – et pour cause ! – le comportement de personnages de fiction. Il préfère mettre en lumière leurs incohérences apparentes, quand ils obéissent à des impulsions soudaines et souvent contradictoires, le cas extrême étant celui de l’abbé Jules, du roman homonyme de 1888, perpétuellement déchiré entre des « postulations » simultanées et opposées. Le recours à la subjectivité de récits à la première personne, par exemple dans Le Calvaire (1886) ou Le Journal d’une femme de chambre (1900), évite au romancier d’imposer des explications suspectes de simplisme : c’est le personnage seul qui, à l’occasion, se livre à des tentatives d’introspection, sans nous offrir la moindre garantie de véracité, ni même d’honnêteté, dans la mesure où le récit est forcément suspect de partialité et d’autojustification. Il en va de même, a fortiori, quand Mirbeau joue à l’autofiction (voir la notice), dans La 628-E8 et Dingo, où il nous incite à nous méfier du narrateur-auteur qui tire les ficelles du récit. Quand les personnages sont perçus de l’extérieur, comme l’abbé Jules, ou le peintre Lucien de Dans le ciel, ou encore Clara, dans Le Jardin des supplices (1899), il est, à plus forte raison, impossible de leur appliquer une grille de lecture qui puisse rendre compte de leurs comportements étranges aux yeux de l’observateur : l’opacité est alors la règle, et la psyché humaine apparaît comme un abîme des plus obscurs.

En matière de psychologie, la « révélation », pour Mirbeau, est venue, au milieu des années 1880, de la lecture de Dostoïevski, considéré par Mirbeau comme un « voyant » qui fait pénétrer ses lecteurs « en pleine vie morale » et leur « fait découvrir des choses que personne n’avait vues encore, ni notées ». Il a perçu là une sorte de révolution culturelle, dans la mesure où la psychologie des profondeurs mise en œuvre par le romancier russe fait apparaître les ressorts cachés des âmes, révèle leur inconscient et les contradictions entre lesquelles se débattent misérablement les hommes. C’est ce que rappelle Mirbeau dans une lettre à Tolstoï de 1903, où il l’associe à Dostoïevski : il leur manifeste sa reconnaissance pour nous avoir  « appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde, derrière un visage humain, au fond des ténèbres de la subconscience : ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves, qui rendent l’homme si douloureux et si comique… et si fraternel !… » C’est ce « tumulte », ce sont ces « incohérences » que, pour sa part, il a essayé de mettre au jour dans les deux premiers roman signés de son nom, Le Calvaire (1886) et L’Abbé Jules (1888).

 

Freud et Mirbeau

Freud et Mirbeau ont vécu à la même époque de bouleversements dans tous les  domaines de la connaissance, ils baignent dans la même culture livresque, ils appartiennent à la même couche sociale aisée et intellectuelle, ils ont voyagé, l’un a vécu un temps à Paris et l’autre s’est promené en Autriche. Bref ils auraient très bien pu se rencontrer, à Paris ou à Vienne, ou entrer en correspondance par-dessus les frontières, mais il n’en a rien été. Il se trouve surtout qu’ils se sont également intéressés à l’hystérie (voir la notice) et qu’ils ont manifesté un même intérêt pour les pulsions inconscientes, pour les perversions sexuelles (voir la notice Sexualité), pour les rêves et leur signification symbolique (voir notamment Les Mémoires de mon ami, 1899, et Les 21 jours d’un neurasthénique, 1901), pour les actes manqués porteurs de sens, pour la scène originaire source d’angoisse, pour les tentations incestueuses et pour les conséquences névrotiques de la sexualité infantile (voir surtout Sébastien Roch, 1890). Et tous deux mettent en évidence le caractère éminemment pathogène de la famille nucléaire. On pourrait donc s’attendre à ce que le cadet, Freud, ait apprécié son aîné et qu’il ait rendu hommage à la perspicacité du romancier, et ce d’autant plus qu’un de ses patients les plus célèbres, « l’homme aux rats », Ernst Lehrs, a été marqué durablement par le supplice du rat imaginé par Mirbeau dans Le Jardin des supplices (1899). Que nenni !  Selon la formule de Patrick Avrane, Freud a bel et bien raté Mirbeau.  

En fait, ce raté n’a rien de bien surprenant, quand on connaît le mépris de Mirbeau pour le naturalisme, principale référence littéraire du Viennois, grand amateur de Zola, et, plus encore, pour son corollaire, le scientisme, auquel, de par sa formation, se rattachait Freud, qui prétendait donner à ses audacieuses hypothèses un statut de scientificité, vivement contesté depuis et aujourd’hui bien écorné. Alors que l’un est sensible au chaos de l’âme humaine et se garde bien d’y apporter la moindre lumière, se contentant d’enregistrer ce qui s’y passe, ou d’en donner l’illusion, au risque de l’incohérence des personnages et de l’incompréhension de ses lecteurs, l’autre va avoir la prétention de fournir des clés permettant de rendre compte, non seulement du comportement des individus, mais aussi, par la suite, de l’organisation sociale et de l’évolution de la civilisation. Aux yeux de Mirbeau, s’il avait pu la connaître, cette illusion scientiste caractérisée eût été d’une présomption sans pareille.

Par ailleurs, Freud était un bon bourgeois, qui ne contestait nullement l’ordre établi et qui voyait dans la psychanalyse un moyen de remédier aux maux de la société, non pas pour la transformer, mais au contraire pour mieux la consolider. L’anarchisme de Mirbeau, qui rêvait de jeter à bas l’édifice social en plein pourrissement, ne pouvait donc que l’effrayer et dresser entre eux une barrière infranchissable. Aux yeux de Freud, un bon bourgeois comme Zola devait paraître autrement fréquentable.

Enfin, quand Mirbeau met en scène des personnages en proie à des névroses ou à des perversions, ce n’est pas seulement un parcours individuel qu’il retrace, avec les traumatismes, les désillusions et le difficile apprentissage de la vie : il sait pertinemment que ce sont les structures familiales et, plus généralement, sociales, qui sont en cause et qu’il convient donc d’incriminer dans l’espoir de les transformer. L’itinéraire de chaque personnage est inséparable du milieu dans lequel il a évolué et des conditions socioculturelles qui lui sont imposées et contre lesquelles il se bat désespérément. Ainsi le statut de domestique de Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre, est-il plus éclairant et a-t-il plus de portée et de potentialités subversives que ses premières galipettes, si formatrices, ou déformatrices, qu’elles aient été. Ce n’est pas la perverse Célestine qu’il faudrait étendre sur le canapé du psychanalyste, mais l’esclavage moderne qu’il conviendrait de supprimer et la société bourgeoise tout entière qu’il faudrait soigner.

Entre Mirbeau et Freud, nombreuses sont les convergences. Mais il n’y a pas eu véritablement de rencontre.

P. M.

 

Bibliographie : Emily Apter, « Fétichisme et domesticité : Freud, Mirbeau et Buñuel », Poétique, n° 70, avril 1987, pp. 143-166 ; Patrick Avrane, « Freud rate Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 48-50 ; Samuel Lair, « Octave Mirbeau et les clivages du Moi », Studia romanica posnaniensia, n° XXXII, Poznan, décembre 2005, pp. 123-142 ; Claire Margat, « Sade avec Darwin – À propos du roman d’Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices (1899) », Analyse freudienne presse, n° 6, 2003, pp. 47-64 ; Gianpiero Posani, « Lacan face à Mirbeau », in Relecture des “petits” naturalistes, Actes du colloque de Nanterre de décembre 1999, Université Paris X, collection RITM (hors série), 2000, pp. 281-290 ; Robert Ziegler, « Vers la mort et la perfection dans Sébastien Roch » Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 36-54.

 

 

 


QUESTION SOCIALE

Octave Mirbeau est le type même de l'écrivain engagé. Non pas dans un parti, mais pour défendre des valeurs qui lui servent de boussole (la Vérité, la Justice, la Liberté et la Beauté), et au service de la masse des exclus et des démunis, qui n'ont même pas le droit à la parole : « Puisque le riche est toujours aveuglément contre le pauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l'assommé contre l'assommeur », écrira-t-il dans La 628-E8 (1907). De fait, il a consacré une bonne partie de son œuvre à poser la question sociale dans toute son horreur méduséenne, avec ses deux faces, l'une terrible, l'autre grotesque, pour obliger « les aveugles volontaires » à prendre conscience des maux sécrétés par une organisation sociale radicalement défectueuse.

La cause profonde de ces maux est le capitalisme (voir ce mot), dont Mirbeau n'a jamais cessé de dénoncer le caractère intrinsèquement pervers et les conséquences désastreuses pour l'humanité et pour la nature, au premier chef « la misère effroyable » infligée au plus grand nombre des travailleurs et la mise à mort programmée de ceux qui produisent les richesses dès qu'ils cessent d'être productifs, comme Mirbeau l'illustre dans Les Mauvais bergers (1897). Qu'il soit tué à petit feu dans les usines ou au fond des mines, « ces bagnes du travail », qu'il meure dans un de ces terrifiants accidents du travail qui suscitent la pitié pendant un jour ou deux, qu'il soit condamné à la famine par le chômage, ou qu'il soit massacré par la troupe en cas de grève, comme au cinquième acte des Mauvais bergers, le prolétaire n'a pas d'autre perspective que la solution radicale préconisée par un politicien “républicain” partisan du darwinisme social : « Dans une République éclairée, attentive et progressiste, comme est la nôtre, il ne faut plus de pauvres. À bas les pauvres ! [...] Nous enfermerons les pauvres dans ce dilemme : ou ils deviendront riches, ou ils disparaîtront ! Dans les deux cas, c'est la fin de la misère, c'est la solution de la question sociale » (« Un véritable homme d'État », L'Écho de Paris, 13 juin 1893). Révolté, Mirbeau revendique du travail et du pain pour tous, manifeste le 9 mars 1883 aux côtés de Louise Michel, de Kropotkine et, deux ans plus tard, à défaut de bouleversements plus radicaux qui se font attendre, réclame la réquisition des logements vides et le lancement d'un emprunt permettant de réaliser des grands travaux d'utilité publique en embauchant les chômeurs, dont le nombre va croissant (« Le Travail et la charité », La France, 20 février 1885). Les années suivantes, dans ses chroniques journalistiques à fort écho, il multiplie les « tableaux de misère » pour attirer l’attention de l’opinion publique et placer les républicains, ou soi-disant tels, devant leurs responsabilités, d’autant plus lourdes qu’en ne s’attaquant pas aux causes profondes de la misère, ils laissent le champ libre à la délinquance, à la criminalité, à la prostitution, et qu’ils finiront par susciter un jour la révolte sanglante de tous les meurt-de-faim.

Pour remédier à la question sociale, Mirbeau repousse les fausses solutions que sont la charité chrétienne et son succédané laïque, la philanthropie (voir ces mots), il n’attend rien d’une victoire électorale de socialistes autoproclamés (voir Élections) et il repousse avec horreur la perspective du collectivisme (voir ce mot) et de l’extension indéfinie de l’État exécré. Mais alors, s'il n'y a rien à attendre des parlementaires ni de l'État, que faire, et qu'espérer ? Force est de reconnaître que notre auteur, si brillant et efficace lorsqu'il s'agit de clouer au pilori les pirates des affaires ou les escrocs de la politique, l'est beaucoup moins lorsqu'il conviendrait d'esquisser des contre-propositions. Les seules que l'on trouve sous sa plume sont lointaines et vagues : il s'agit de « l'abolition du salariat » et de « la réorganisation du travail sur des bases entièrement neuves, plus justes, plus humaines, où le travailleur aurait enfin sa part des richesses qu'il crée et dont il n'a jamais rien » (« Travail », L'Aurore, 14 mai 1901). On assisterait alors à l'éclosion de la créativité individuelle dans une structure administrative qui ne devrait pas dépasser la taille de la  commune. Mais pour que se réalise cette utopie, il faut imaginer « la coïncidence du mouvement anarchiste chez tous les peuples » (Interview par André Picard, Le Gaulois, 25 février 1894), façon de reconnaître qu'il ne s'agit là que d'un beau rêve.

Mirbeau a beau jeu d'objecter à ses détracteurs, qui lui reprochent de ne pas apporter de réponse dans Les Mauvais bergers, que, s'il avait une solution, ce n'est pas au théâtre qu'il irait l'exposer (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre1897). Mais c'est tout de même une esquive un peu trop commode pour être tout à fait honnête, d'autant plus que le dénouement de sa pièce est d'un nihilisme achevé : Jaurès trouve cette conclusion « effarante », et Jean Grave lui-même se demande s'il ne vaudrait pas mieux « aller piquer une tête dans la Seine ». De fait, l'anarchisme de Mirbeau pose problème : car il devrait impliquer un minimum de confiance en l'homme et en ses possibilités d'action, alors qu'il contribue à ruiner ce qu'il appelle  « l'opium de l'espérance ». Mais sans un minimum d'espoir, l'action a-t-elle encore un sens ? Si Mirbeau est bien un intellectuel engagé, il est aussi un artiste exigeant, et les exigences de ces deux faces de lui-même sont loin d'être identiques : la lucidité et le pessimisme radical de l’un contrebalancent largement l’optimisme obligé de l’autre. Son anarchisme individualiste se heurte décidément à des apories (voir ce mot).

La première condition du règlement de la question sociale, c'est la révolte individuelle, sans laquelle on a affaire à des moutons ou des larves, mais non à des citoyens. Nombre de héros mirbelliens, au premier chef l'abbé Jules du roman de 1888, se sont révoltés et indiquent la direction à suivre. L'ennui est que leurs exemples sont peu probants : l'abbé Jules est déchiré par des contradictions insurmontables ; Bolorec, dans Sébastien Roch (1890), parle d'une grande chose » qui n'est jamais précisée et qui n'aboutit pas ; Clara, dans Le Jardin des supplices (1899), est une sadique dévoyée ; et la femme de chambre Célestine est incapable de donner un débouché à sa révolte contre ses maîtres et se contente d'accès de « folie d'outrages » qui ne font que l'enfoncer davantage encore.  Condition nécessaire, la révolte individuelle ne saurait donc être suffisante. Conviendrait-il alors de passer de la prise de conscience individuelle à l'action collective ? La seule œuvre de Mirbeau qui semble aller dans ce sens est Les Mauvais bergers, où Jean Roule réussit à convaincre les ouvriers de faire grève pour obtenir satisfaction sur un ensemble de revendications qui sont, certes, fort en avance pour l'époque, mais n'en sont pas moins de nature réformiste et condamnées, à ce titre, par la plupart des anarchistes... Surtout, l'action collective n'aboutit qu'à un bain de sang au cinquième acte, sans que soit évoquée, comme à la fin de Germinal, la moindre perspective de germinations et de récoltes futures. Il apparaît donc que Jean Roule est lui aussi un « mauvais berger », comme le lui crie un ouvrier à l'acte IV, et comme le reconnaît l'auteur lui-même.

Dès lors, que reste-t-il ? La propagande par le verbe, afin de dessiller les yeux des « âmes naïves » ? C'est ce à quoi, pour sa part, Mirbeau s'est employé avec une belle constance. Mais, lucide, il sait pertinemment qu'elle sera impuissante à changer quoi que ce soit, ni en l'homme, « gorille féroce et lubrique », ni aux conditions sociales infligées aux masses dans le cadre de l'économie capitaliste...  Son compte rendu de l’enquête de Jules Huret sur la question sociale est révélatrice de son pessimisme : « Il ressort, surtout, de ces études parlées, que personne ne sait au juste comment on doit entendre la question sociale et où elle nous mène, pas plus le capitaliste, bien tranquille dans la forteresse de ses millions, que le prolétaire avachi et fatigué, comptant pour sa délivrance sur les vagues théories des chefs qui se grisent de mots et ne savent pas ce qu’ils veulent » (« Questions sociales », Le Journal, 20 décembre 1896). Tout en étant particulièrement sensibilisé à la question sociale et en mettant sa plume et sa bourse au service des sans-voix, il n'apporte aucune autre solution à long terme que la perspective d'une révolution des esprits. C'est évidemment bien peu, s'il s'agit de renvoyer la nécessaire révolution sociale aux calendes grecques. Mais on peut y voir aussi une lucidité, une probité et un courage, qui le distinguent de nombre d’écrivains de son temps, ou des générations postérieures, qui ont choisi des voies divergentes : soit l'engagement au sein d'un parti, avec tous les dérapages que cela comporte, soit le splendide isolement dans une tour d'ivoire.

Voir aussi les notices Capitalisme, Travail, Charité, Philanthropie, Collectivisme, Socialisme, Anarchie et Les Mauvais bergers.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel,  « Les Mauvais bergers et Le Repas du lion », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, mai 1996, pp. 213-220 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, 1999, pp. 17-28 ; Octave Mirbeau, « Questions sociales », Le Journal, 20 décembre 1896. 

           


RAISON

Mirbeau a manifesté avec constance son hostilité aux prétentions de la Raison à expliquer le monde, à gouverner les sociétés et à diriger les comportements individuels, et il a constamment accordé davantage de confiance à l'intuition et à la sensibilité, tant en matière d'éthique, sous l'influence de Rousseau, qu'en matière d'esthétique, sous l'influence de Baudelaire. Il s'est, plus encore, méfié de tous ceux qui n'utilisent la raison, ou supposée telle, qu'à des fins bassement intéressées, tant dans le domaine politique, comme les « mauvais bergers » de toute obédience, que dans celui des arts et des lettres, comme les académistes et les naturalistes, qu’il jette dans le même sac d'infamie.

On ne saurait pour autant en conclure à son irrationalisme foncier. Car ce qu’il pourfend le plus souvent, ce sont les abus que d'aucune font de la pseudo-raison, non la raison elle-même. Héritier proclamé des Lumières dès sa jeunesse, il sait en effet que, si faillible qu’elle soit, la raison est un outil indispensable pour qui souhaite introduire un peu de rationalité dans un monde chaotique, où rien ne rime à rien, et dans une société à la fois injuste et aberrante. Non pas la Raison, entité sacralisée, qui est supposée, depuis Descartes, être la clé ouvrant toutes les portes de la connaissance, mais la raison pratique, nécessaire pour seconder la sensibilité et l'intuition, qu'il s'agisse du métier de l'artiste ou de l'écrivain, de la bonne gouvernance du responsable politique ou économique, du civisme du simple citoyen, ou de la gestion de la vie quotidienne et des affects de chaque individu. La raison est un bien trop précieux pour qu'on en laisse le monopole à ceux qui s'en réclament abusivement.

Ses réticences face à ce qu’il est convenu d’appeler « la raison » sont de plusieurs ordres.

* Tout d’abord, il considère que l’univers n’a rien d’un cosmos, où tout a une fin et obéit à un plan concocté par l’intelligence supérieure d’un créateur : pour lui, l’univers n’est qu’un chaos, c’est le hasard qui y règne en maître et il n’existe aucun dieu qui nous en ait gentiment fourni la clé. Athée et matérialiste impénitent, il raille, comme Voltaire, la prétention des hommes à vouloir trouver une raison à toutes choses, comme si une finalité était à l'œuvre dans un univers qui, en réalité, est absurde et contingent : « Les choses n'ont pas de raison d'être et la vie est sans but », et ce serait par conséquent « une grande folie que de chercher une raison aux choses »  (« ? », L'Écho de Paris, 28 août 1890).

* Ensuite, affirmer la priorité de la raison dans l’organisation sociale, comme le fait le positivisme, rationalisme de l'ère industrielle et de la maturité de l'humanité, qui prétend se substituer avantageusement aux anciennes religions de l'adolescence des sociétés, c’est supposer qu’elle est rationnelle et exiger par conséquent que chacun l’accepte et s’y soumette, alors que Mirbeau est en permanence révolté par les iniquités et les absurdités qu’il y découvre quotidiennement : politiquement, la prétendue raison n’est qu’un facteur de conservatisme. Pire encore : au nom de la science, qui a bon dos, « les ingénieurs » qu'il met en accusation, tout en admirant leurs réalisations émancipatrices, sont prêts à détruire l'équilibre écologique de la planète et menacent la survie même de l'humanité (voir la notice Écologie). De cette rationalité-là, qui peut être la source de catastrophes, Mirbeau ne veut à aucun prix ! Quant à la raison invoquée par les utopistes bâtisseurs de sociétés idéales, elle lui fait miroiter des lendemains qui risquent fort de déchanter cruellement (voir la notice Utopie).

* En troisième lieu, sur le plan psychologique, il est naïf de penser que les comportements humains obéissent à une quelconque rationalité. Bien au contraire, Mirbeau a tendance à n’y voir que folie, comme il l’écrit par exemple, à l’occasion de la mort de Syveton, en janvier 1905 : « Lorsqu'on étudie un homme, il ne faut pas de logique. Voyez Dostoïevski, un des plus grands écrivains que je sache, il a vu tous les hommes comme des fous. Il avait raison. [...] Toujours, partout, les preuves abondent que l'homme a plus d'aptitude à la folie qu'à la raison. » (L'Aurore, 10 janvier 1905).  Aussi, n’y voyant que du toc, se gausse-t-il des prétentions de Paul Bourget à éclairer l’humaine psyché, armé de son dérisoire scalpel : il est partisan de la seule psychologie qui vaille, celle des profondeurs, mise en œuvre par Dostoïevski, parce qu'elle respecte l'irrationalité foncière de notre psychisme. Mirbeau souligne souvent l'incapacité de l'homme à se connaître lui-même, à juger sainement d'une situation, à choisir sa voie en toute connaissance de cause et à adapter les moyens mis en œuvre aux fins qu'il prétend faire siennes. L'abbé Jules, du roman homonyme de 1888, est la plus éloquente illustration de cette impuissance rédhibitoire. Mais aussi le petit Sébastien Roch chaque fois que, au lieu d’obéir à son intuition, il n’écoute que la voix de ce qu’il croit être la raison et qui l’égare dangereusement. Ou encore la femme de chambre Célestine, qui gâche en un instant des mois de patience et d’économies. Comme Jules, chaque individu constitue, à ses propres yeux et à ceux de ses congénères, une « indéchiffrable énigme ». Cette impossibilité pour l'homme de se comprendre lui-même et de comprendre les autres est à la source de l'incommunicabilité entre les classes (voir Les Mauvais bergers), entre les peuples (voir. les Lettres de l'Inde et Le Jardin des supplices), et aussi entre les sexes (d'où l'enfer conjugal, évoqué notamment dans Mémoire pour un avocat  et Vieux ménages).

* Enfin, sur le plan esthétique, mettre la raison au poste de commande ne peut aboutir qu’à des œuvres froides, mort-nées, car l’art résulte d’une émotion et c’est la sensibilité qui doit être prioritaire. La raison nous donne du monde une vision erronée, comme l'illustre l'exemple de ce que Mirbeau appelle ironiquement « notre admirable école de paysage », égarée par un bon sens primaire : pour elle, en effet, « l'air ne compte pas », puisqu'on ne le voit pas, et la terre ne vit pas, puisqu'elle « n'est point une bête », ce qui autorise les paysagistes français à donner au ciel et aux arbres « des solidités de rocher » et à « fige[r] la terre dans sa pâte opaque » (« Le Salon (V) », La France, 31 mai 1886)... Confirmation en est donnée également par les erreurs de jugement commises par le célèbre critique de Fourcaud, raillé à deux reprises par Mirbeau : en prétendant ne juger que « de sang-froid » et n'admirer que ce qui est « raisonné » (« La Nature et l’art », Gil Blas, 29 juin 1886), il passe du même coup complètement à côté de la révolution du regard opérée par les impressionnistes. Pour ce qui est du théâtre, le prétendu « bon sens » du ventripotent et très influent critique Francisque Sarcey, bourgeois resté fidèle à une conception dramatique dépassée, a fortement contribué, selon Mirbeau, à la mort de l’art dramatique en France. À la dictature de cette pseudo-raison, adaptée aux besoins des classes dominantes et des masses entretenues dans l'abrutissement, il oppose donc la primauté de la sensibilité et de l'intuition, qui permettent au poète et à l'artiste de pénétrer le « mystère » des choses et de nous faire accéder à « l'au-delà des sensations multiples que donnent les spectacles les plus humbles de la nature » (« François Bonvin », Le Gaulois,  14 mai 1886).

Tout cela amène Mirbeau à remettre en question les notions mêmes de raison et de folie : puisque ce qu'il est convenu d'appeler « la raison » se révèle inapte à comprendre et à diriger le comportement humain, ne devrait-on pas réhabiliter tous ceux que l'on a taxés de « folie » sous prétexte qu'ils ne se soumettaient pas aux règles prétendument rationnelles de la société ? Par exemple, Léon Tolstoï, jugé fou parce qu'il a choisi de renoncer au luxe, de vivre pauvrement comme un simple paysan, d'évangéliser les prostituées, d'alphabétiser les moujiks, et « de faire comprendre que la guerre était une barbarie » et « la justice humaine une monstruosité » (« Un fou » (Le Gaulois, 2 juillet 1886). Contester la primauté de la raison, comme le fait Mirbeau, c'est du même coup remettre radicalement en cause le bien-fondé de la société, de ses institutions sacro-saintes, de ses valeurs intangibles et de ses idéaux apparemment les plus nobles. Néanmoins il n’est pas question pour Mirbeau de renoncer à l’usage de la raison, à condition de se limiter à la raison pratique, qui se révèle indispensable à la gestion des sociétés humaines pour qu'elles soient le moins mauvaises possible

Voir aussi les notices Lucidité, Athéisme, Matérialisme, Fou, Scientisme et Utopie.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la raison », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 4-31.

 


RASTAQUOUERE

Si l’on en croit Mirbeau, c’est Fervacques (pseudonyme de Léon Duchemin, décédé prématurément en 1876) qui aurait créé ce terme, à l’étymologie douteuse et controversée : il est supposé adapté de l’espagnol rastacuero, qui pourrait être une déformation d’un surnom donné au général et président vénézuélien José Antonio Páez, arrastracueros. Dans son emploi courant, il désigne un étranger, sud-américain de préférence, à la richesse suspecte et ostentatoire, vulgaire, de mauvais goût, et néanmoins snob, comme Meilhac et Halévy, dans leurs comédies (Le Brésilien et La Vie parisienne), en ont présenté des spécimens dès le Second Empire. On dit souvent que ce néologisme n’est attesté qu’en 1880. En réalité, Mirbeau l’emploie quatre ans plus tôt dans une « Chronique de Paris »,  parue dans L’Ordre de Paris le 9 novembre 1876, où il imagine plaisamment une « joyeuseté anachronique » qui s’intitulerait Le Rastacouère dans l’antiquité.

En 1882, dans un de ses Petits poèmes parisiens, signé du pseudonyme de Gardéniac et paru le 23 mars dans Le Gaulois, il imagine le personnage de Bolivar Rastacouère, qui, tel le Persan de Montesquieu, envoie à un sien ami resté à Bogotá une longue lettre pour évoquer son séjour à Paris. À l’en croire, « il ne se passe rien » et « le monopole de l’élégance », reconnu jadis aux Français, appartient désormais au passé. Il s’y ennuie donc, et se plaint de n’avoir rien compris aux conversations lors d’un dîner auquel participaient Alphonse Daudet et « un autre qui fait de la peinture et qui se nomme Manet ou Monet ». L’essentiel de la lettre est consacré à l’élégance vestimentaire, car Rastacouère se fait un devoir d’expliquer à son ami lointain ce qui se fait de mieux et ce qui est « de fort mauvais goût » en cette matière, qui est visiblement la plus importante pour lui.

Mirbeau utilise de nouveau le mot quelques mois plus tard dans « Les Filles » (Le XXe siècle, (1er décembre 1882), où il est question  « des idiots, des vaniteux, des rastacouères » (de nouveau avec un c), que ruinent de dangereuses prostituées. Alors que le terme de rastaquouère (avec un q, désormais) se sera popularisé au cours des années 1880, Mirbeau l’emploiera à de nombreuses reprises, tant dans ses textes publics parus sous son nom ou sous divers pseudonymes (par exemple dans La Belle Madame Le Vassart, 1884, et dans « Littérature infernale », L’Événement, 22 mars 1885) que dans sa correspondance privée, qualifiant par exemple le galeriste Georges Petit de « rastaquouère ». Et il en tire l'adjectif « rastaquouérique » dans « Une bonne affaire » (Le Journal, 22 septembre 1895).

    P. M.


RATE

Quand, à trente-quatre ans, Mirbeau publie « Un raté » (Paris-Journal, 19 juin 1882), son bagage est officiellement des plus restreints, pour ne pas dire des plus dérisoires : sous son nom, il n’a en effet fait paraître que des chroniques parisiennes et des chroniques théâtrales dans L’Ordre de Paris, dont le tirage est très faible ; quelques articulets dans une minable feuille de chou ariégeoise, à la diffusion confidentielle ; et une poignée d’articles dans Le Gaulois, dont l’écho, certes bien supérieur, ne s’en limite pas moins, pour l’essentiel, au gratin. Tout le reste de sa production est parue anonymement (éditoriaux de L’Ordre de Paris, « Journée parisienne » du Gaulois), ou sous le nom de ses employeurs successifs (Dugué de la Fauconnerie, Saint-Paul et Arthur Meyer), ou sous pseudonyme (il signe Gardéniac ses « Petits poèmes parisiens » de 1882). Rien donc, dans sa production journalistique pourtant abondante, qui lui confère le moindre prestige ni la moindre notoriété : il lui faudra attendre encore quatre mois pour que le scandale du « Comédien » (Le Figaro, 26 octobre 1882) le fasse sortir de l’obscurité.

Quant à sa production littéraire, elle est encore nulle et non avenue, même s’il a déjà rédigé La Gomme, qui paraîtra beaucoup plus tard sous le nom de Félicien Champsaur, L’Écuyère, publié sous le nom d’Alain Bauquenne, et sans doute d’autres pièces et romans écrits comme ”nègre” et parus sous diverses signatures, mais qui pour autant ne sont nullement mis à son actif. De sorte qu’il se sent les mains vides et qu’il a l’impression d’avoir complètement raté sa vie, alors qu’il caressait, dans sa jeunesse, bien « d’autres ambitions ». On comprend qu’il ait dû avoir fort envie de s’écrier, comme son misérable double Jacques Sorel d’« Un raté » : « Je voudrais aujourd’hui reprendre mon bien ; je voudrais crier : “Mais ces vers sont à moi ; ce roman, publié sous le nom de X, est à moi ; cette comédie est à moi.” On m’accuserait d’être fou, ou un voleur. »

Pour ne plus se sentir un « raté », frustré de sa paternité littéraire, il va lui falloir franchir deux étapes : d’abord, mettre fin à la prostitution politico-journalistique qui a été la sienne pendant douze ans, et mettre dorénavant sa plume au service de ses propres valeurs (c’est ainsi qu’il commence, à l’automne 1884, sa longue campagne pour les artistes novateurs dans ses Notes sur l’art de La France) ; ensuite, publier des œuvres littéraires sous son propre nom : ce ne sera le cas qu’avec ses Lettres de ma chaumière, en novembre 1885, et surtout avec Le Calvaire, qui paraîtra en novembre 1886, alors que le pseudo-débutant sera arrivé à l’âge canonique de 38 ans 1/2.

Voir aussi les notices Négritude et Prostitution.

 

P. M.

           

Bibliographie : Sharif Gemie, « Un raté. Mirbeau, le bonapartisme et la droite »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, pp. 75-86 ; Pierre Michel, « Les débuts d’un justicier », préface des Premières chroniques esthétiques, Presses de l’Université d’Angers, 1996, pp. 5-17 ; Pierre Michel,,  « Quelques réflexions sur la “négritude” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, mars 2005, pp. 4-34.

 


REALISME

Le terme de réalisme a plusieurs acceptions. Dans le domaine de l’action politique, par opposition à l’idéalisme, il désigne la prise en compte de la réalité de la conjecture et des rapports de force pour éviter les échecs et les dérapages d’une utopie qui n’en tiendrait pas compte ; mais il a souvent une connotation négative, parce qu’il peut servir à camoufler une capitulation pure et simple et l’abandon des objectifs que l’on s’était initialement fixés. Dans le domaine de la littérature et de la peinture, il désigne la prétention mimétique à reproduire le plus fidèlement possible une supposée « réalité » objective.

Peut-on parler de réalisme à propos de Mirbeau ?

* Sur le plan politique, l’engagement de Mirbeau est celui d’un intellectuel obéissant à des motivations éthiques, au premier rang desquelles la Justice et la Vérité. Il n’a jamais eu la moindre ambition, la politique l’a toujours dégoûté et l’exercice du pouvoir ne l’a jamais tenté le moins du monde. Il était un « endehors », réfractaire à toute autorité, et il n’a jamais exercé qu’un magistère moral. Néanmoins, chaque fois que, pour les besoins d’une action immédiate, des alliances ont été nécessaires, il n’a jamais hésité, par réalisme, à les passer et à renouer, ce faisant, avec des personnalités qu’il avait dénigrées et combattues : l’affaire Dreyfus (voir la notice) est éloquente à cet égard, qui l’a vu se réconcilier avec Reinach et Jaurès et se retrouver aux côtés de politiciens qui avaient élaboré les « lois scélérates » de 1894. Mais c’était déjà le cas lors de la crise boulangiste douze ans plus tôt : au danger représenté par le général populiste, à la tête d’une bande d’affamés, il préférait encore les politiciens républicains qu’il avait vilipendés, mais qui, étant déjà repus, présentaient apparemment un moindre mal (voir la notice Boulangisme). Ce sera de nouveau le cas en 1904, quand il acceptera de collaborer à L’Humanité et qu’il soutiendra la politique laïque du ministère Combes, par souci des avancées législatives possibles, sans attendre le « grand soir ». On retrouve ce type de réalisme dans la gestion de sa carrière de journaliste, de romancier et de dramaturge, notamment dans ses relations avec la Comédie-Française : suite à la bataille des Affaires sont les affaires, il obtient, en octobre 1901, la suppression du comité de lecture qu’il réclamait depuis vingt ans ; mais, au cours de la bataille du Foyer, en 1908, il s’opposera à la toute-puissance de l’administrateur de la Maison de Molière, Jules Claretie, et contribuera ainsi au rétablissement du comité de lecture deux ans plus tard.

* Sur le plan littéraire et artistique, Mirbeau refuse vigoureusement la vulgate réaliste et la prétention à la mimesis. Il conteste en effet l’idée que les prétendus réalistes se font de ce qu’ils appellent la « réalité ». Pour lui, qui se réclame de Schopenhauer, cette « réalité » n'a aucune existence indépendamment de la perception que nous en avons et qui est inévitablement subjective. Aussi ses propres récits, impressionnistes ou expressionnistes, ne nous présentent-il du monde extérieur qu'une « représentation » subjective, sans que nous ayons la moindre garantie qu'elle corresponde un tant soit peu à une « réalité » objective, comme l’illustre, par exemple, l’incertitude qui persiste sur la culpabilité de Joseph dans les crimes dont le soupçonne très fortement Célestine, dans Le Journal d’une femme de chambre (1900). En prétendant copier bêtement la « réalité », les romanciers et peintres naturalistes font preuve d’une étrange « myopie ». De surcroît, au nom du respect de cette « réalité », ils en arrivent à refuser ce qui, selon Mirbeau, est consubstantiel à l’art, car une œuvre d’art ne peut être que subjective, et le monde extérieur doit y être réfracté à travers le prisme déformant du “tempérament” de l’auteur, comme il le confie à Albert Adès au soir de sa vie : « Il ne suffit pas que la vie soit racontée dans un livre pour qu’elle devienne de la littérature. Il faut encore que cette vie ait été pressurée, minimisée, falsifiée, dans tous les alambics où l’écrivain la fait passer : son imagination, sa philosophie, son esthétique… et sa sottise » (La Grande revue, mars 1917). Dès lors, on ne saurait juger de la valeur d’une œuvre par la fidélité à la perception, toute subjective aussi, et le plus souvent réductrice, que le profanum vulgus se fait du monde extérieur. Pour Mirbeau, le pseudo-réalisme n’est qu’une convention commode et sécurisante, mais dangereuse, car, en prétendant copier aveuglément la nature, on la trahit : « En art, l’exactitude est la déformation et la vérité est le mensonge. Il n’y a rien là d’absolument vrai, ou plutôt il existe autant de vérités humaines que d’individus » (« Le Rêve », Le Gaulois, 3 novembre 1884) – formule pirandellienne par anticipation ! 

Est-ce à dire pour autant que Mirbeau se désintéresse du « réel » ? Évidemment non ! Il est un observateur hors de pair des mœurs de son temps (il sous-titre symptomatiquement Sébastien Roch « roman de mœurs »), il s’emploie à restituer du mieux possible des tranches de la vie parisienne ou paysanne, il tâche à rendre le plus exactement possible le langage parlé, et c’est avec une grande précision qu’il situe toujours les scènes qu’il raconte dans le temps et dans l’espace. Mais il n’a pour autant aucune prétention à l’objectivité ni à l’exhaustivité et il apporte, à ses tableaux, les « déformations » caractéristiques de son coup de pouce et liées à son « tempérament » de caricaturiste. Mais c’est précisément en procédant de la sorte et en donnant l’impression de s’en éloigner qu’il a le plus de chances d’être au plus près de cette « réalité » qui s’obstine à fuir les approches des « réalistes » autoproclamés.

Voir aussi les notices Art, Expressionnisme littéraire, Impressionnisme littéraire, Naturalisme et Roman.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, Octave Mirbeau et le roman, Société Octave Mirbeau, 2005, 275 pages  ; Pierre Michel, « L’Esthétique de Mirbeau critique littéraire », préface des Combats littéraires, L’Age d’Homme, 2006, pp. 7-21. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


RECLAME

Le mot « réclame » désignait, au dix-neuvième siècle, ce qu’on appelle aujourd’hui « publicité ». Elle était, quantitativement, sans commune mesure avec ce qu’elle est devenue dans la société de consommation effrénée et de gaspillage éhonté. Mais ce qui intéresse le plus Mirbeau, et ce qu’il dénonce vigoureusement, ce ne sont pas les encarts publicitaires dans les journaux pour des hôtels, des restaurants, des remèdes miracles ou des produits de l’industrie, c’est la pratique d’écrivains qui, pour percer le mur d’indifférence, ou pour entretenir la flamme de la célébrité, misent sur le bruit fait autour d’eux à propos de choses qui n’ont pas le moindre rapport avec la littérature et ne témoignent aucunement de leur talent. Mirbeau est exaspéré par ces procédés, qui permettent à des médiocres de monter au pinacle, cependant que des écrivains talentueux et originaux, mais trop discrets, tels que Léon Hennique, Jean Lombard, Émile Hennequin ou Élémir Bourges, sont condamnés à l’incognito. Pour un assoiffé de justice comme lui, il y a là une choquante injustice qui le révolte. Aussi lui consacre-t-il deux de ses chroniques et met-il en scène, dans Chez l’Illustre Écrivain (voir la notice), .un écrivain caricaturalement inspiré de Paul Bourget et qui sait s’organiser une bonne réclame pour écouler ses innombrables romans consacrés à l’adultère.

Dans la chronique précisément intitulée « Réclame » (Le Gaulois, 8 décembre 1884), Mirbeau stigmatise le recours à cette pratique, devenue si générale qu’on en arrive presque à « s’étonner aujourd’hui qu’un auteur, pour faire de la réclame à son livre et lui assurer le succès, n’aille pas jusqu’au vol et à l’assassinat » : « C’est le cas de presque tous les écrivains du moment. Chacun a son mode de publicité, sa petite agence personnelle, ses trucs pour lesquels, sans doute, il prend des brevets d’invention ; formidable concurrence aux agences connues et qui paient patente. [...] Ainsi nous en sommes là en ce siècle de la Réclame. Le talent n’est plus rien, l’art ne compte pas, le génie reste à terre, impuissant, rampant tristement sur les moignons de ses ailes coupées, s’il n’est promené à travers les rues par les pitres, affublé de costumes grotesques, comme un queue-rouge. » Ce qu’il juge malgré tout « consolant », c’est que « la réclame éhontée des mauvais livres nous rend plus précieuse encore la beauté des beaux livres » et que, comme « tout marche impitoyablement vers un but moral et défini »,  « l’éternelle Beauté » finira bien par triompher, « par-delà les cris, les blasphèmes, au-dessus des bouches tordues, à travers les poings convulsés ». Cinq ans plus tard, dans « Le Manuel du savoir écrire » (Le Figaro, 11 mai 1889), il feint d’expliquer à son naïf ami Léon Hennique, par trop ignorant des progrès réalisés en matière de marché littéraire, où en est arrivée désormais la littérature : « La littérature est devenue, aujourd’hui, un métier très compliqué, très en dehors, où la force du talent, la qualité de la production ne sont rien, où la mise en scène spéciale et continue de la vie de l’auteur est tout. Il ne s’agit plus de créer une belle œuvre, il faut savoir s’organiser une belle réclame. Et cette réclame savante, raffinée, ne portera pas directement sur les livres, ce qui serait grossier et ne contenterait personne ; elle englobera les choses étrangères au travail littéraire et se diffusera, de préférence, sur les sports qu’un homme bien né est susceptible de pratiquer. Je me permettrai d’indiquer à M. Léon Hennique, dont la naïveté me navre, quelques-uns des moyens les plus utilement employables. Ils dérivent tous d’une nouvelle opération de l’esprit que nos meilleurs psychologues ont baptisée de ce nom : “le déquintuplement”. C’est à la portée de tout le monde, quand on a beaucoup de courage et une absence complète de dégoût. Auparavant je crois utile de poser un axiome d’où découle toute la philosophie de la réclame moderne : Le ridicule n’existe pas. Ceux qui, pénétrés de cette vérité, osèrent le braver en face, conquirent le monde. »

Les écrivains qu’il met particulièrement en cause, pour leur recours abusif à la réclame, sont Jean Richepin, Guy de Maupassant, et plus encore son ex-ami Paul Bourget, qui, sans être nommé, n’en est pas moins la cible unique du « Manuel du savoir écrire ».

P. M.

RECYCLAGE

En gestionnaire avisé du fruit de son travail et soucieux de le rentabiliser au maximum, Mirbeau a procédé à un constant recyclage de sa production, journalistique ou narrative, comme l’ont fait de la leur des compositeurs tels que Vivaldi, Mozart ou Rossini. Pour la plupart des conteurs et chroniqueurs de son époque, par exemple Guy de Maupassant, le procédé le plus simple, pour ne pas dire le plus rudimentaire, consistait à recueillir précieusement en volume les contes ou les chroniques de l’année écoulée. Or, chose curieuse, Mirbeau s’en est bien gardé : sa seule tentative en ce sens a été la publication de ses Lettres de ma chaumière, en novembre 1885, et encore n’y a-t-il pas repris plusieurs textes parus dans la presse sous ce titre générique (par exemple, « Le Homestead »), et y a-t-il introduit des inédits (par exemple « Agronomie »  ou « Un poète local »). Quand il songera à une nouvelle édition, qui paraîtra sous un nouveau titre, Contes de la chaumière (1894), il en éliminera la moitié, de sorte que le nombre en sera réduit à 14, total dérisoire au regard des quelque 200 contes parus dans la presse au cours de sa longue carrière. Visiblement, il jette un regard critique sur une production trop alimentaire à ses yeux, ou trop liée à des événements conjoncturels vite oubliés, pour méritée d’être recueillie en volume.

Un deuxième procédé de recyclage, un peu plus subtil, consiste à transformer un conte comportant pas mal de répliques, ou un dialogue relativement sommaire, en une pièce de théâtre plus développée, les éléments descriptifs ou narratifs étant alors intégrés dans les abondantes didascalies : c’est ainsi que les six petites pièces en un acte recueillies en 1904 dans les Farces et moralités résultent de l’aménagement de textes de journaux : L'Épidémie, Vieux ménages, Les Amants et Interview ont paru d’abord dans la série Les Dialogues tristes de L’Écho de Paris ou dans Le Journal, cependant que Scrupules et Le Portefeuille, moyennant d’inévitables adaptations, reprennent l’essentiel de la matière de deux contes du Journal, que Mirbeau a insérés par ailleurs dans Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) : soit trois utilisations d’un même texte, cas qui n’a rien d’exceptionnel chez Mirbeau.

Mais les deux procédés les plus caractéristiques de la pratique mirbellienne du recyclage, et qui traduisent tous les deux l’influence de son « dieu » Auguste Rodin, sont la fragmentation et le collage : ce sont les deux faces d’un même processus de décomposition-recomposition. Dans un cas, il s’agit de décomposer un ensemble préalable, roman ou longue nouvelle, plus rarement pièce de théâtre (c’est seulement le cas des deux premières scènes de Les affaires sont les affaires), en éléments simples, publiés indépendamment, et dont plusieurs ont paru sous le titre symptomatique de « Fragments ». Dans l’autre cas, processus inverse et complémentaire, il s’agit de faire voisiner des textes d’origines différentes et de recomposer un ensemble à partir d’éléments conçus séparément. Dans les deux cas, les « travaux de couture », comme dit Bertrand Marquer, traduisent une rupture avec la conception du roman dominante au dix-neuvième siècle : un récit cohérent, doté d’une structure forte, qui a un début, un milieu et une fin, qui suit un fil directeur et où tout se tient. C’est le finalisme inhérent à cette conception, même chez un romancier athée comme Émile Zola, que refuse précisément Octave Mirbeau.

Voir aussi les notices Collage, Fragmentation, Roman, Le Jardin des supplices et Les Vingt et un jours d’un neurasthénique.

P. M.

 

Bibliographie : Bertrand Marquer, « Travaux de couture : Le Jardin des supplices et Les 21 jours d’un neurasthénique d’Octave Mirbeau », Nouveaux Cahiers François Mauriac, 2005, pp. 119-136 ; Pierre Michel, « Les Farces et moralités », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 379-392 ; Pierre Michel,  « Le Jardin des supplices : entre patchwork et soubresauts d'épouvante », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 46-72 ; Éléonore Roy-Reverzy, « D'une poétique mirbellienne : Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 30-45. 

 


REDEMPTION

RÉDEMPTION

 

            Après avoir renoncé à donner à son premier roman officiel, Le Calvaire (1886), les dimensions initialement souhaitées, parce que peu compatibles avec le format standard des éditions Ollendorff, Mirbeau a songé à lui donner un prolongement, qui devait s’appeler La Rédemption et dont il eût voulu faire « le chant de la terre ». Ce projet n’aboutira pas, mais le titre envisagé n’en est pas moins symptomatique de l’imprégnation religieuse du romancier, bien qu’il ait, depuis l’adolescence, rompu les amarres avec la religion de son enfance (voir Christianisme). Si la foi naïve a disparu, si les croyances infantiles ont été depuis longtemps jetées dans les poubelles de la mémoire, il n’en subsiste pas moins une « empreinte » : celle du mécanisme de la culpabilité, profondément enfoui dans le psychisme, et qui pousse à adopter un comportement oscillant entre rédemption et expiation. Cependant que l’expiation consiste à payer ses fautes en se punissant soi-même et en acceptant de souffrir, ou en se mettant dans des situations entraînant inévitablement des formes de punition, la rédemption obéit plutôt à un phénomène de compensation : le rachat des mauvaises actions passées se fait par l’accomplissement de bonnes actions censées laver les souillures et réparer les fautes.

            Or, des mauvaises actions, Mirbeau en a, comme tout un chacun, commis pas mal qui ont dû peser sur sa conscience tourmentée, sensiblement plus exigeante que celle de la moyenne de ses congénères. Faute de connaître celles qu’il a pu perpétrer dans sa vie privée, nous ne pourrons évoquer que celles qui ont été publiques. Il y a tout d’abord cette douzaine d’années au cours desquelles il a prostitué sa plume et servi des causes qui n’étaient pas les siennes, du bonapartisme de Dugué de la Fauconnerie et de L’Ordre de Paris au légitimisme d’Arthur Meyer et du Gaulois, en passant par le saint-paulisme de l’Ordre Moral mac-mahonien et de L’Ariégeois (voir les notices Prostitution, Négitude et Bonapartisme). Ensuite, et probablement surtout, il y a les articles antisémitiques des Grimaces (voir les notices Antisémitisme et Les Grimaces), pour lesquels il a fait par deux fois son mea culpa, mais qui ont été pour lui une honte ineffaçable. Il y a enfin cet article consternant, « La Littérature en justice » (La France, 24 décembre 1884), où, totalement à contre-emploi, il a applaudi ignominieusement à la condamnation de Louis Desprez (voir la notice), qui mourra un an plus tard. Pour un homme doté d’une conscience éthique, cela fait beaucoup, et l’on comprend qu’il ait souhaité se racheter : toutes les belles campagnes qu’il a menées pour les artistes novateurs et les jeunes écrivains talentueux viseront aussi à faire oublier l’indigne article contre Desprez et d’autres chroniques fournies à la presse conservatrice ; et il n’aura pas trop de la belle bataille révisionniste menée dans les colonnes de L’Aurore et sur les estrades des meetings dreyfusards, à Paris et en province, en 1898-1899, pour effacer le souvenir de certains articles des Grimaces, aussi stupides qu’odieux. À ce type de rédemption par la plume s’ajoute lr rachat de ses fautes passées au sens littéral du terme : en espèces sonnettes et trébuchantes. Car Mirbeau a toujours fait preuve d’une étonnante générosité et l’argent qu’il a gagné, une fois ses colossales dettes remboursées, lui a beaucoup servi dans ses combats éthiques et esthétiques : en aidant financièrement de jeunes artistes, en finançant des journaux libertaires et, pendant l’Affaire, en payant spontanément de sa poche les 7 525, 55 francs, somme énorme, de l’amende d’Émile Zola pour J’accuse.

            Cette façon de se racheter est bien différente de celle de Jean Mintié, dans Le Calvaire. Car, s’il est vrai qu’il a accompli quantité d’actions moralement condamnables, sans commune mesure avec celles de Mirbeau, Mintié disparaît à la fin du roman, sans qu’on sache ce qu’il devient, jusqu’à ce que le personnage, héros de l’histoire, se transmue en narrateur et fasse de son récit le moyen d’expier publiquement sa faute. C’est la souffrance de cette humiliation qui, parce qu’il se l’inflige librement, est supposée lui permettre de retrouver la paix de sa conscience. Mais de rachat par de bonnes actions, nous n’en voyons pas la couleur !

            Néanmoins l’expiation n’est pas absente de la conduite de l’écrivain. Notons tout d’abord qu’en 1881 a paru sans nom d’auteur, chez Calmann-Lévy un très beau petit roman précisément intitulé Expiation. Or, lors de la deuxième édition, le nom de l’auteur supposé a fait son apparition : Forsan, pseudonyme de Dora Melegari, pour qui Mirbeau a fait le nègre par la suite. De sorte qu’il est tout à fait plausible, à défaut d’être prouvé, qu’il ait rédigé tout ou partie d’Expiation, dont le titre ne saurait manquer de faire songer à celui de La Rédemption avortée, dont il est en quelque sorte le pendant. Mais c’est surtout dans la vie du romancier que des formes d’expiation sont décelables. Car enfin, c’est en toute connaissance de cause, comme en témoigne son conte au titre ironique « Vers le bonheur » (Le Gaulois, 3 juillet 1887), qu’il a décidé, toute honte bue, d’épouser une ancienne femme galante, Alice Regnault, en mai 1887, à Londres et en catimini. Il savait pertinemment ce qui l’attendait, et l’enfer conjugal dans lequel il est entré librement, dont il ne s’est jamais dégagé et qui lui a inspiré aussi bien Mémoire pour un avocat (1894) que Vieux ménages (1894), a visiblement été le prix à payer pour sa prostitution passée.

 P. M.

 

Bibliographie : Yannick Lemarié, « Mirbeau ou l'œuvre d’expiation », in De l'âge d'or aux regrets, Actes du colloque de l’Université du Littoral-Côte d’Opale, Michel Houdiard Éditeur, 2009, pp. 334-348 ; Pierre Michel,  « Du calvaire à la rédemption », introduction au Calvaire, Éditions du Boucher, 2003,  pp. 3-16.


RELIGION

RELIGION

 

            Pour être passé entre les mains des « pétrisseurs d’âmes » que sont les jésuites, et en avoir conservé durablement ce qu’il nomme « l’empreinte », Octave Mirbeau n’a cessé de dénoncer le danger représenté par les religions en général et le catholicisme romain en particulier. Athée sans concessions, matérialiste conséquent, libertaire individualiste, il a toujours vu dans les religions un poison à extirper, dans le cléricalisme un pouvoir délétère à renverser et dans la prétendue « morale » contre-nature imposée par les prêtres une hypocrisie à dévoiler et une oppression à éliminer impérativement. Au cours des siècles de luttes entreprises par les esprits libres pour libérer la pauvre humanité de l’aliénation religieuse et de « l’omnipotente et vorace consolation du prêtre », selon la formule de Mirbeau au début de  Sébastien Roch (1890), les angles d’attaque ont été nombreux. Dans la continuité des philosophes des Lumières, il n’a pas manqué de les varier.

Comme Voltaire, Mirbeau évoque, pour les stigmatiser, toutes les horreurs commises par les fanatiques de toute obédience et, au premier chef, des catholiques, pour qui seule comptait la vérité prétendument révélée, au nom de laquelle, en toute bonne conscience, ils se sont octroyé le droit de torturer, de supplicier, de brûler et de massacrer sur une vaste échelle. Leur dieu, loin d’être un dieu “d’amour” comme le soutiennent les chrétiens, se révèle en pratique n’être qu’un « maniaque et tout-puissant bandit », qui ne se plaît « qu’à tuer » et qui « s’embusqu[e] derrière un astre pour brandir sa foudre d’une main et son glaive de l’autre », comme le découvre avec horreur le petit Sébastien Roch jeté en pâture aux jésuites. Les croisades, la guerre contre les Albigeois, le génocide des Amérindiens, les guerres de religion, l’Inquisition, et plus tard le dépeçage sanglant de l’Afrique par l’occident chrétien, avec la bénédiction du curé catholique et du pasteur protestant (voir notamment « Colonisons », Le Journal, 13 novembre 1892), alimentent sa révolte autant que son argumentaire. La seule religion qui, selon lui, ne saurait susciter le fanatisme est le bouddhisme, du moins tel qu’il le présente dans ses Lettres de l’Inde de 1885 à travers le sage cinghalais Sumangala, mais, à l’en croire, il s’agirait en fait d’une forme d’athéisme.

            Un autre angle d’attaque, tout aussi classique, consiste à ne voir dans les religions en général qu’un « opium du peuple », que des  impostures imaginées par des ambitieux sans scrupules, avides de pouvoir, pour assurer leur main-mise sur le monde et acquérir à bon compte respect, prestige, pouvoir, prébendes et richesses. À côté des fanatiques, il y a des « fripons », selon le mot affectionné par Voltaire, qui les manipulent et qui exploitent l’inépuisable gisement de la bêtise, de l’ignorance, de la naïveté, telle celle de Sébastien Roch, et aussi de l’espérance chevillée au cœur des hommes, pour leur faire croire et leur vendre n’importe quoi, comme le rappelle Isidore Lechat : « Elle [l’Église catholique] n’a pas que des autels où elle vend de la foi… des sources miraculeuses où elle met de la superstition en bouteille… des confessionnaux  où elle débite de l’illusion en toc et du bonheur en faux » (Les affaires sont les affaires, 1903, acte III, scène 2). Dès ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard des Bois, Mirbeau tourne en dérision des superstitions tout juste bonnes « pour des pensionnaires de Charenton » et se moque de la « friperie » des cérémonies  carnavalesques de « cette Arlequinade constituée qu’on nomme la religion » (3 juin 1869). Par la suite il  mettra volontiers en scène des recteurs bretons avides, qui organisent le racket de leurs paroissiens en manipulant leurs pauvres âmes afin de leur soutirer leurs misérables économies, à coup de billevesées ou de menaces de l’enfer : voir par exemple « Monsieur le Recteur » (L’Écho de Paris, 17 septembre 1889), « Un baptême » (L’Écho de Paris, 7 juillet 1891) et « Après 1789 ! » (L’Aurore, 15 juin 1902). Il stigmatise aussi régulièrement l’hypocrite charité chrétienne (cf. la notice Charité), qui prétend se substituer à la justice sociale et qui n’est bien souvent qu’un odieux business (voir notamment sa grande comédie Le Foyer, 1908).

            Un troisième angle d’attaque, plus original pour l’époque du fait du tabou dont bénéficiaient ces crimes, est fourni par les viols, non seulement des âmes des enfants ou des ouailles abruties de bondieuseries, ce qui est déjà extrêmement grave, mais aussi des corps des adolescents et des jeunes adultes des deux sexes qui sont confiés aux prêtres, dans le cadre des collèges religieux, des couvents, des séminaires et des foyers prétendument “charitables”, quand ce n’est pas carrément dans les confessionnaux ou les sacristies. Or c’est précisément ce tabou que Mirbeau a transgressé dans son roman Sébastien Roch, où un adolescent est séduit et violé par un “père” jésuite, et plus tard dans sa comédie Le Foyer, où l’on voit des fillettes exploitées sexuellement dans un foyer où est supposée régner une stricte morale chrétienne. 

            Dans la logique de son combat contre l’emprise de la religion, Mirbeau a fermement soutenu le ministère Combes et rendu hommage à cet « homme admirable et fort », à ce « citoyen énergique et résolu », qui a engagé « la plus formidable bataille entre toutes les forces mauvaises du passé et toutes les radieuses forces de l’avenir », et que l’on  insulte bassement parce qu’il tente de « nous libérer de l’odieux mensonge par quoi furent bercés et trompés nos jeunes ans » («  Le Petit homme des foules », L'Humanité, 19 juin 1904). Aussi a-t-il souhaité ardemment une radicale séparation des Églises et de l’État et une politique de totale laïcisation de l’enseignement. Mais il a été bien déçu par la loi de Séparation concoctée par Aristide Briand, qui se contentait de séparer la sphère publique et la sphère privée, la République et l’Église, tout en laissant aux « pourrisseurs d’âmes » le droit de poursuivre en toute impunité leur manipulation des esprits. Pour Mirbeau, en effet, il ne suffit pas de dénoncer le cléricalisme, c’est-à-dire le pouvoir des prêtres et leur ingérence dans les affaires de la cité : il convient de s’attaquer à la racine du mal, c’est-à-dire aux croyances religieuses elles-mêmes, « ces superstitions abominables par quoi on enchaîne l’esprit de l’enfant pour mieux dominer l’homme plus tard » et qui sont un poison pour l’esprit et pour le corps : elles contribuent à anéantir tout esprit critique, à anesthésier la sensibilité, à refouler dangereusement les besoins sexuels les plus sains, à distiller un indéracinable sentiment de culpabilité, bref à transformer des êtres humains susceptibles d’intelligence et d’épanouissement en un troupeau de « croupissantes larves ». 

N’ayant « qu’une haine au cœur, mais profonde et vivace, la haine de l’éducation religieuse », il souhaite donc un enseignement réellement laïque, c’est-à-dire fondamentalement matérialiste et purgé de toutes les superstitions archaïques et de toutes les anesthésiantes illusions spiritualistes, condition sine qua non pour former des individus libres et des citoyens conscients et actifs, sans lesquels la “démocratie” n’est qu’un jeu de dupes. Aussi dénonce-t-il vigoureusement ces « fabriques de monstres » que sont les collèges religieux : il les compare aux cirques où l’on torture et déforme des enfants normaux pour en faire des monstres et pouvoir les exhiber, parce qu’on y pratique pour l’esprit « ces crimes de lèse-humanité » et qu’ils « sont une honte et un danger permanent » : « C’est pourquoi, étant partisan de toutes les libertés, je m’élève avec indignation contre la liberté d’enseignement, qui est la négation même de la liberté tout court... Est-ce que, sous prétexte de liberté, on permet aux gens de jeter du poison dans les sources ?... » (« Réponse à une enquête sur l’éducation », Revue blanche, 1er juin 1902).

 .          Voir aussi les notices Athéisme, Matérialisme, Église, Christianisme, Morale et Charité.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Sébastien Roch, ou le meurtre d’une âme d’enfant », introduction à Sébastien Roch, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-24 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le poison religieux », L'Anjou laïque, Angers, février 2006 ; Octave Mirbeau,  Sébastien Roch, Charpentier, 1890 ; Octave Mirbeau, Lettres à Alfred Bansard des Bois, Le Limon, 1989 ; Octave Mirbeau, Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990.

 

 


RESPECTABILITE

RESPECTABILITÉ

 

            La respectabilité est le caractère attribué à des hommes, des institutions et des valeurs jugés dignes de respect dans un milieu donné. Dans la France de la Belle Époque, la République, la patrie, la loi, la Justice, l’Église, l’armée, la science, l’argent, la famille, les Salons, la Légion dite “d’Honneur”, la Comédie-Française, l’Académie, etc., bénéficient de cette aura de respectabilité qui est censée les mettre à l’abri de la contestation. De même que les gouvernants, les économistes, les industriels, les hommes d’affaires, les savants, les préfets, les directeurs de journaux, les artistes et écrivains reconnus, les journalistes influents, les acteurs célèbres, et, d’une façon générale, les notables, les gens riches et tous ceux qui, au sein de la classe dominante, font partie de la crème de la société.

Il va de soi que, pour Mirbeau, cette respectabilité n’est en aucune façon justifiée : loin d’être liée aux mérites des individus, à la validité éthique des valeurs proclamées et aux services effectivement rendus aux larges masses par les institutions jugées respectables, elle ne repose en réalité que sur des « grimaces » (voir la notice). Le bon peuple se laisse facilement berner par les apparences trompeuses du décorum, du langage, de l’habit, du pouvoir, de la richesse ou de la puissance économique ou médiatique. Pour Mirbeau, cette respectabilité est donc dangereuse, puisqu’elle contribue à empêcher la conscientisation des classes exploitées et à sauvegarder un ordre social éminemment injuste et oppressif, qui devrait au contraire susciter des révoltes.

Il a donc entrepris, dans toute son œuvre, journalistique et littéraire, de casser cette image respectable, afin de révéler les êtres et les choses jugées abusivement respectables dans toute leur absurdité, leur monstruosité ou leurs turpitudes. La caricature, la dérision, l’ironie féroce, l’humour noir, les procédés farcesques, la perception du monde à travers le trou de la serrure (voir la notice Asmodée), etc., sont autant de moyens mis en œuvre pour révéler l’envers du décor de respectabilité et pour faire apparaître l’incompétence, l’hypocrisie ou le grotesque des individus, la fausseté des valeurs inculquées à l’école et dans la presse, et la radicale nocivité des institutions.

P.M.

Voir Démystification et Désacralisation.


REVE

RÊVE

 

            Chez Mirbeau, le mot « rêve » a au moins quatre acceptions différentes, selon les usages qu’il en fait, et il est donc important, pour éviter des contre-sens, de bien les différencier.

 

Rêve et littérature

 

  Dans un premier sens, le rêve désigne la volonté de s’affranchir des réalités sordides, privilégiées par les romanciers naturalistes, pour respirer un peu d’air pur et voir les choses avec un peu de distance, et par conséquent davantage de lucidité : « Nous sommes las, rassasiés, écœurés jusqu’à la nausée du renseignement, du document, de l’exactitude des romans naturalistes, autant que des farces bêtes et du fantastique idiot des opérettes. Après avoir acclamé, comme l’évolution définitive, cette forme nouvelle de littérature qui n’était en somme, qu’une littérature d’attitudes et de gestes, une littérature pour myopes, une littérature à la Meissonier, qui ne voyait dans un être humain que les boutons et les plis de sa redingote, comptait les feuilles d’un arbre et les luisants de chaque feuille, nous demandons à grands cris autre chose. [...] Le naturalisme se rapproche toujours, il ne voit jamais les êtres et les choses dans la vérité de l’éloignement, dans l’exactitude de l’ombre, il les dépouille de ce charme flottant – vrai aussi – qui entoure les êtres et les choses, et qui est le rêve ; c’est le miroir grossissant qui ne grandit que les défauts et ne reproduit que des images horriblement déformées. [...] Gardons le rêve, car le rêve est notre plus précieux héritage. [...]  La littérature et l’art seuls peuvent le conserver au cœur de l’homme, et l’homme meurt de ses rêves brisés » (« Le Rêve », Le Gaulois, 3 novembre 1884). Certes, il convient de faire la part des choses, dans cette apologie du rêve : Mirbeau doit justifier les éloges, quelque peu obligés, qu’il décerne à son ami Émile Bergerat ; et la juxtaposition, à la fin de l’article, du prêtre, du soldat et de l’artiste, tous produits du rêve, est là pour nous rappeler que le chroniqueur du Gaulois n’est pas encore tout à fait maître de sa plume. Reste que la critique du naturalisme est récurrente chez Mirbeau, tout comme l’aspiration à l’idéal et à l’azur. Reste aussi que Mirbeau ne cessera de réaffirmer la nécessité de prendre du recul pour éviter la « myopie » des naturalistes, que ce soit par l’humour, la dérision, la caricature, la projection de sa personnalité ou la poésie. Loin d’être une fuite, le rêve ainsi entendu  permet au contraire d’accéder à la réalité profonde des êtres et des choses, dont la plupart des gens  ne perçoivent que les apparences trompeuses.

            Deuxième sens, bien différent, du mot « rêve » : « la désertion du devoir social » de l’artiste pour cause de fuite loin de la nature, des hommes et de la vie, qui devraient être les seules sources d’inspiration. Quinze ans après son article sur « Le Rêve », Mirbeau n’a plus de comptes à régler avec les naturalistes, qui sont en voie de déliquescence et dont le chef de file est devenu un héros à la faveur de l’affaire Dreyfus. En revanche, il a fait des épigones égarés du symbolisme et du préraphaélisme les ennemis à pourfendre en priorité, pour des raisons à la fois esthétiques et éthiques, afin de défendre sa conception émancipatrice de l’art. Dans la préface qu’il a accepté, en pleine Affaire, de donner au tout jeune Francis de Croisset pour ses Nuits de quinze ans, il affirme vigoureusement la nécessité, pour l’artiste, de partir de la vie, et non des élucubrations conventionnelles de l’imagination : « La génération poétique qui précède la vôtre, à part deux ou trois exceptions glorieuses,  n’a donné l’exemple qu de pitoyables effondrements. Elle venait hautaine, méprisante, avec des casques d’or et des lys, décidée à tout détruire et à tout régénérer. Elle n’a rien détruit, et c’est elle qui est morte. Et elle est morte parce que, à la nature et à la vie, qui sont la source unique et jamais tarie de l’inspiration et de l’Amour, elle a voulu substituer le Rêve ! Quand on est impuissant à penser, on rêve : c’est plus facile ! Ah ! vous connaissez cette histoire lamentable, dérisoire et triste des vierges pâles, des princesses malades, des héros insexués qui, du haut des terrasses, sur les forêts sans arbres, les mers sans eau, les plaines de fumées, clamaient d’étranges symboles et de mystérieuses esthétiques. Et tout cela a déjà disparu. Il faut répudier le rêve et aimer la vie... il faut entrer résolument dans la vie.... La vie est belle, même dans ses hideurs, quand on sait la regarder.  L’homme qui pense, l’artiste qui voit, le poète qui exprime, ne peuvent pas s’abstraire de la vie, sous peine de ne penser, de ne voir, de n’exprimer rien, de n’être rien ! [...] Il faut haïr le rêve qui n’est que la forme différente du néant, et redouter, tout en la chérissant, la vie, parce que la vie est maternelle, pleine de trésors et de beautés pour ceux qui l’aiment, elle se venge de ceux qui la méconnaissent, cruellement et terriblement. »

En dépit des apparences, Mirbeau ne se renie pas, bien au contraire. Car, en répudiant le « rêve », assimilé ici à une dérobade, à un ensemble d’illusions qui empêchent de voir et, par conséquent, de vivre et de créer, il reste fidèle à l’analyse développée jadis, dans sa chronique du Gaulois sur le rêve, conçu alors comme un moyen de mieux sentir la vie et de mieux l’exprimer.

 

Rêve, inconscient et angoisse

 

            Dans un troisième sens, le plus courant, le rêve désigne tout banalement le produit de l’imaginaire nocturne. Or, avant même que Freud n’ait publié son interprétation des rêves, Mirbeau leur accorde de toute évidence une importance significative. Nombre de ses personnages évoquent leurs rêves, le plus souvent des cauchemars révélateurs de leurs obsessions et angoisses, et s’interrogent sur leur sens, car ils en devinent certaines implications, sans forcément être en mesure d’en tirer des leçons. Par exemple au chapitre XV des 21 jours d’un neurasthénique (1901), le narrateur rapporte trois rêves d’impuissance, dans des situations où il ne parvient ni à prendre un train, ni à tirer à la chasse, ni à monter un escalier, et il y voit l’effet de l’environnement de la station thermale entourée de montagnes écrasantes, où il se sent retenu prisonnier : « Je suis à X... comme dans ces cauchemars. Vingt fois j’ai voulu partir, et je n’ai pas pu. Une sorte de mauvais génie, qui s’est pour ainsi dire substitué à moi, et dont la volonté implacable m’incruste de plus en plus profondément en ce sol détesté, m’y retient, m’y enchaîne... L’annihilation de ma personnalité est telle que je me sens incapable du petit effort qu’il faudrait pour boucler ma malle, sauter dans l’omnibus, et de l’omnibus dans le train libérateur qui m’emmènerait vers les plaines... » Dans L’Abbé Jules, le narrateur rappelle le « cauchemar chirurgical » de son enfance de fils de médecin, confronté aux accouchements et complications gynécologiques évoquées par son père au fil des conversations familiales : « Le pus ruisselait, où s’entassaient les membres coupés, où se déroulaient les bandages et les charpies hideusement ensanglantés »... Dans Dans le ciel, le peintre Lucien fait un cauchemar également récurrent et qui témoigne de son angoisse de la stérilité : « Je plante des lys. À mesure que j’approche de la terre le bulbe puissant et beau comme un sexe, il se fane, dans ma main, les écailles s’en détachent, pourries et gluantes, et, lorsque je veux enfin l’enfouir dans le sol, le bulbe a disparu ; tous mes rêves ont le même caractère de l’avortement, de la pourriture, de la mort ! » Dans tous les cas, comme l’écrit Lucie Roussel (art. cit.), « les rêves de l’inconscient mêlent résidus diurnes et peurs profondes » et révèlent « une authentique obsession de la mort ». Une place particulière doit être accordée aux rêves érotiques, liés à de durables frustrations sexuelles produites par le refoulement (le verbe « refouler » apparaît dans L’Abbé Jules), et qui débouchent, chez nombre de personnages, sur des pratiques masturbatoires culpabilisantes et insatisfaisantes (voir Onanisme).

Il existe enfin un quatrième sens du mot « rêve » : l’idéal, même vague, que chaque individu porte en lui et qui le motive et constitue le moteur de son action. Il répond alors à une nécessité intérieure, sans quoi on s’encroûte dans une vie monotone et qui n’est qu’un cercueil. Ainsi le narrateur des Mémoires de mon ami (1899) s’en sert-il comme d’une armure protectrice, ou d’une échappatoire, pour se mettre à l’abri d’un environnement par trop sordide et  jeter sur les choses, sur lui-même et sur son milieu, un regard différent, grâce auquel l’écriture de ses mémoires devient une arme émancipatrice. Mais, à l’usage, le rêve s’avère également extrêmement dangereux, dans la mesure où l’idéal, à peine entrevu, se refuse irrémédiablement au fur et à mesure où l’on croit s’en être approché. Le rêve de l’artiste créateur, par exemple, tourne à la tragédie (voir Dans le ciel), et le rêve de l’amoureux se brise sur l’inéluctable guerre des sexes et leur incommunicabilité, se transmuant alors en calvaire ou en supplice (voir Le Calvaire, 1886, et Le Jardin des supplices, 1899). Quant aux rêves des nombreux fous qui hantent les récits de Mirbeau, tel l’inoubliable père Pamphile de L’Abbé Jules, ils ne confèrent une forme de sérénité qu’à la faveur d’un total aveuglement sur la réalité des choses, même s’ils en perçoivent des aspects qui échappent aux individus supposés “normaux”, de sorte que personne n’enviera vraiment leur tranquillité d’âme.

P. M.

 

            Bibliographie : Patrick Avrane, « Freud rate Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 44-54  ; Pierre Michel, « L’esthétique de Mirbeau critique littéraire », préface des Combats littéraires de Mirbeau, L’Âge d’Homme, 2006, pp. 7-30 ; Lucie Roussel, « Subir ses peurs, vivre ses rêves : cauchemar et folie chez Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 72-95(http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Roussel-Cauchemars.doc) ; Arnaud Vareille, .préface des Mémoires de mon ami, L’Arbre vengeur, 2007, pp. 7-17.


REVOLTE

On peut toujours discuter pour savoir si Mirbeau, une fois devenu riche, mondialement célèbre et doté d’une influence certaine, peut quand même être qualifié de « révolutionnaire tout court », comme il l’affirme en 1911 à Georges Docquois, parce qu’il est bien intégré socialement et que, face à la laideur et à la décourageante bêtise des bipèdes, il a cessé de croire la révolution « possible » et n’a, de toute façon, jamais eu d’idée bien précise de ce qu’il aurait aimé mettre à la place de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste. En revanche personne ne songera à discuter de sa qualité de révolté, qui semble bien lui être consubstantielle, et toute sa production, journalistique et littéraire, est là qui en apporte une éclatante confirmation : c’est bien d’une œuvre de révolte qu’il s’agit, aucune institution n’y est épargnée et l’humanité y est peinte sous les couleurs les plus noires. Dès sa jeunesse et ses lettres à Alfred Bansard, il est en révolte contre le régime impérial, dont il souhaite la chute, contre les infantiles inepties de l’Église catholique, tout juste bonnes pour des pensionnaires de Charenton, contre l’esprit borné des petits-bourgeois de province, contre l’organisation militaire qui ramènerait l’homme à la sauvagerie, contre l’apartheid social qui règne dans son village de Rémalard, contre une « morale » hypocrite et contre l’inhumaine compression sexuelle dont il souffre dans son cercueil notarial. Près d’un demi-siècle plus tard, il confie à Louis Nazzi que son état de révolte est permanent :  « Je n’ai pas pris mon parti de la méchanceté et de la laideur des hommes. J’enrage de les voir persister dans leurs erreurs monstrueuses, de se complaire à leurs cruautés raffinées... Et je le dis »  (Comoedia, 25 février 1910). Aussi bien, pendant toute sa vie de révolté, aura-t-il choisi le camp des petits, des faibles, des pauvres, des démunis, des opprimés, des exploités, des sans-toit et des sans-voix, contre toutes les forces d’oppression, contre toutes les institutions étatiques ou économiques et contre les bourreaux de tout poil qui les écrasent, les humilient, les mutilent et les tuent, comme il le rappelle au chapitre VI de La 628-E8 (1907) : « Et puisque le riche – c'est-à-dire le gouvernant – est toujours aveuglément contre le pauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l'assommé contre l'assommeur, avec le malade contre la maladie, avec la vie contre la mort. Cela est peut-être un peu simpliste, d'un parti pris facile, contre quoi il y a sans doute beaucoup à dire... Mais je n'entends rien aux subtilités de la politique. Et elles me blessent comme une injustice. »

Chez lui la révolte résulte d’un sentiment spontané d’indignation qui le saisit chaque fois qu’il constate une injustice, et elle est inséparable de la pitié que lui inspirent toutes les victimes. Elle est étrangère à la politique, si l’on entend par là le souci d’accéder au pouvoir ou de le conserver, de gérer l’ordre en place ou de se fixer des objectifs ou des revendications en conséquence : elle n’a pas d’autre objectif qu’elle-même, elle est à elle-même sa propre fin. Et peu importe, à la limite, qu’à l’expérience elle puisse se révéler « impuissante » face à la force brute, comme Mirbeau pense l’avoir démontré dans le dénouement décourageant de son drame Les Mauvais bergers (1897), qui s’achève dans un bain de sang, puisqu’elle manifeste du moins le sursaut de dignité de celui qui proteste avec l’énergie du désespoir contre cela même qui va le tuer : elle constitue alors un acte d’accusation en même temps que de désespoir. Pour qui, comme Mirbeau, est doté d’une conscience éthique, elle est bien « le plus saint des devoirs », face à toutes les monstrueuses iniquités qu’exhibe la société moderne (« Les Petits martyrs », L'Écho de Paris , 3 mai 1892).

Dans sa révolte contre les lois qui prétendent légitimer l’oppression des majorités, l’idéaliste Mirbeau en arrive à éprouver une sorte de solidarité avec d’autres types de révoltés, qui se marginalisent ou se mettent carrément hors la loi. Par exemple, les braconniers, tel Victor Flamant de Dingo (1913), qu’il « aime comme tous les révoltés » et qui sont souvent « généreux et courageux » (« Dans la forêt », L'Écho de Paris, 3 février 1891). À propos de Jean Richepin, qu’il considère alors comme un faux révolté, Mirbeau explique, lors même qu’il n’a pas achevé sa mue : « Il ne me déplaît pas qu’un homme se mette au-dessus des routines, des préjugés, des lois même, qu’il entre hardiment, les poings tendus, dans la révolte humaine » (« Jouets de Paris », Le Gaulois, 27 octobre 1884). À plus forte raison, quand il se sera rallié à l’anarchie comme idéal, ne manquera-t-il pas de manifester sa sympathie à ceux qui ont choisi de vivre hors la loi pour ne pas être hors la vie, parce que, dans la lutte pour la vie qu’impose une organisation sociale darwinienne, celui qui ne se révolte pas est sûr d’être impitoyablement écrasé. Certes, Mirbeau n’approuve pas le terrorisme d’un Ravachol, mais il lui accorde du moins des circonstances atténuantes, car ce n’est à ses yeux qu’un produit de la société bourgeoise et de la misère qu’elle sécrète et contre laquelle Ravachol s’est justement révolté. Certes, les apaches et les souteneurs, ces « hyènes humaines », ne sont pas des gens bien fréquentables ; mais, dans une société qui repose sur le meurtre et qui fait du vol l’activité la plus rémunératrice et la plus honorée, à condition d’être exercée sous des dehors plus présentables, il serait mal venu de leur reprocher de faire ce que tout le monde fait, mais hypocritement ; un gentleman-cambrioleur tel que celui de Scrupules (1902) ne peut manquer d’attirer la sympathie du lecteur ou du spectateur, parce qu’il exerce franchement et avec brio une profession qui devient dangereuse dès lors qu’elle ne se camoufle plus sous une apparence de respectabilité ; et si un voleur et un sadique, peut-être même un assassin, tel que Joseph, dans Le Journal d’une femme de chambre, exerce une si forte attirance sur la chambrière Célestine, c’est parce qu’elle préfère de beaucoup de franches « canailles » comme lui aux « honnêtes gens » qui lui répugnent. En se plaçant au-dessus des lois, fût-ce d’une façon criminelle, et en assumant de véritables risques, à la différence des « honnêtes gens » qui perpètrent leurs crapuleries à l’abri des lois et en toute tranquillité, tous ces personnages peu ragoûtants n’en méritent pas moins le respect du romancier parce que, à leur manière dévoyée, ils sont, eux aussi, des révoltés. Il n’est pas jusqu’aux condamnés à mort qui ne méritent ce respect, parce qu’ils paient au plus haut prix leur transgression : cas extrême, ce condamné qui monte à l’échafaud « en riant aux larmes » après avoir « mangé le nez » de l’aumônier qui l’exhortait à une exemplaire repentance, car celui-là au moins aura toujours refusé de se soumettre et sera resté fidèle à sa révolte jusqu’à son dernier rire de triomphe (« Notes pessimistes », La France, 26 avril 1885). 

Chez Mirbeau, la révolte n’est ni une question de morale, ni une question politique, mais plutôt un état d’esprit que l’on ne trouve que chez des hommes dotés d’un fort tempérament, qui les élève infiniment au-dessus des « larves » humaines qui peuplent ses contes et ses romans.

Voir aussi les notices Indignation, Éthique, Anarchie, Politique, Intellectuel, Engagement, Armée, Famille, École, Capitalisme et Marginalité.

P. M. 

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Octave Mirbeau : les contradictions d’un écrivain anarchiste », in Actes du colloque de Grenoble, Littérature et anarchie, Presses de l'Université du Mirail, Toulouse, 1998, pp. 31-50 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la marginalité »,  cahier n° 29 des Recherches sur l’imaginaire, Presses de l’Université d’Angers, 2002, pp. 93-103 ; Lawrence Schehr, « Mirbeau’s ultraviolence », Sub-stance, Madison (États-Unis), 1998, vol. 27, n° 86, pp. 106-127 ; James Swindlehurst,  « Mirbeau et l’écriture de la révolte », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 316-322.

 

 

 

 

 

           


REVUE BLANCHE

REVUE BLANCHE (1889-1903). Fondée à Liège, en décembre 1889, par Auguste Jeunehomme, Joë Hogge, Charles et Paul Leclercq, Louis-Alfred Natanson, la revue connaît d’abord trois séries « belges », puis elle est lancée à Paris en octobre 1891 sous la direction d’Alexandre et de Thadée Natanson. D’abord essentiellement littéraire, elle ouvre progressivement ses pages à la politique, avant de devenir le centre de ralliement des dreyfusards à partir de 1898.

Comparé aux jeunes fondateurs de la revue, nés vers 1870, Mirbeau est un « ancien » ; lorsque la Revue Blanche s’installe à Paris, il est un journaliste et un critique influent, un écrivain consacré. S’il ne signe aucun texte à la Revue Blanche avant la publication du Journal d’une femme de chambre à partir de janvier 1900, l’estime réciproque est manifeste dès les débuts parisiens de la revue, ainsi que le montre sa correspondance avec Romain Coolus, chroniqueur dramatique dont la pièce, Le Ménage Brésile (1893), avait reçu un accueil plutôt froid de la critique. Mirbeau l’assure de son talent et lui promet un article sur « l’exquise Revue Blanche » (19 janvier 1893), compliment auquel Coolus répond par une louange à « l’exceptionnel chroniqueur » dans une chronique de septembre 1893 — Mirbeau sera le dédicataire d’un récit de Romain Coolus, Impasse des Hatons, publié à la revue en novembre 1900. Son nom apparaît d’ailleurs fréquemment sous la plume des jeunes chroniqueurs, qui disent la haute tenue de son style ou le caractère exemplaire de ses prises de position ; il est notamment mentionné, associé à d’autres auteurs plébiscités par la Revue Blanche (Henri de Régnier ou Paul Adam), sous la plume d’Alfred Douglas, à propos du combat en faveur d’Oscar Wilde, le 1er juin 1896, mais aussi au moment du procès en révision du capitaine Dreyfus à Rennes (Victor Barrucand, « Notes sur le procès », 1er septembre 1899), ou encore par  Gustave Kahn, dans son portrait de Laurent Tailhade le 1er octobre 1901, qui fait allusion à la présence d’Octave Mirbeau aux côtés de ce dernier, incarcéré à la Santé pour un article paru dans le Libertaire le 15 septembre 2001. Les « Réflexions anarchistes » de Paul Masson, dernier article du Chasseur de Chevelures, lui sont dédiées.

Une chronique de Paul Adam, issue de la série des « Critiques des mœurs », parue le 15 mai 1896, donne d’ailleurs la mesure de l’admiration pour l’engagement de Mirbeau ; celui-ci fait en effet partie des « énergies de cette fin de siècle », qu’il faut entendre comme les « forces contemporaines » en lutte contre l’hypocrisie ambiante, qu’Adam nomme « le mensonge de la vertu ». En ce sens, Mirbeau annonce, ainsi que Zola, également évoqué dans la chronique, la figure, essentielle à la Revue Blanche à partir de 1898, de l’ « intellectuel ». De fait, c’est en « énergique » qu’Octave Mirbeau répond à « L’Enquête sur l’éducation », publiée le 1er juin 1902, dans laquelle il déclare avec virulence sa haine de l’éducation religieuse ; c’est cette « énergie » encore que les critiques de la Revue Blanche soulignent lorsqu’ils évoquent, de la même façon, la verve du romancier : à propos du Jardin des supplices (1899), Léon Blum, critique littéraire en titre, écrit, le 15 juillet 1899, qu’on ne peut qu’ « aimer ou haïr » une œuvre où paraissent de tels « dons de violence, d’éloquence, de richesse et de grossissement », une « imagination de bourreau […] prodigieuse » ; des Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901), Alfred Jarry retient, le 1er septembre 1901, « de l’horreur, du courage, de la violence, de la tendresse, de la justice, fondus en beauté dans trois cents pages ». Sympathique aux anarchistes, comme les jeunes collaborateurs de la Revue Blanche, Mirbeau prend parti en faveur de Félix Fénéon lorsque celui-ci est arrêté, en avril 1894. Les nouvelles fonctions de Fénéon, devenu secrétaire de rédaction de la revue en février 1895, et la collaboration de Mallarmé, à partir du même mois, resserrent les liens de Mirbeau avec la Revue Blanche. Le 10 janvier, Fénéon avait écrit à Mirbeau que les frères Natanson souhaitaient sa contribution, et exprimait sa joie qu’ils puissent ensemble faire leur entrée à la revue.

Mais c’est le combat en faveur de Dreyfus qui consacre le rapprochement entre Mirbeau et le groupe de la Revue Blanche, de même que leurs influences mutuelles. Dans ses Souvenirs sur l’Affaire (1935), Léon Blum décrira les visites quotidiennes à la revue d’un Mirbeau « jeté à corps perdu dans la bataille ». En outre, la question de l’art social est alors essentielle à la Revue Blanche, de même qu’elle l’est pour Mirbeau, qui en avait témoigné dans sa réponse à « L’Enquête sur l’influence des lettres scandinaves », lancée par la Revue Blanche en février 1897 ; l’écrivain y insiste sur la nécessité d’une littérature grâce à laquelle les auteurs français prennent conscience qu’ « il existe des âmes humaines aux prises avec elles-mêmes et avec la vie sociale ». Les Mauvais bergers (1898) sont défendus par Louis-Alfred Natanson, cependant troublé comme Jules Renard par le dénouement du dernier acte ; L’Épidémie (1898) est comparée par Félicien Fagus, dans une chronique du 15 février 1900, aux Tisserands (1893) de Gerhart Hauptmann ; cette pièce, écrit-il, fait de Mirbeau une « force de la nature ». La pré-publication du Journal d’une femme de chambre, du 15 janvier au 1er juin 1900, marque l’intégration de Mirbeau au groupe de la Revue Blanche. Coïncidant avec deux périodes importantes de l’affaire Dreyfus, dans laquelle s’engagent pleinement les rédacteurs, le roman constitue un écho à la clameur des « intellectuels » qui résonne alors dans les pages de la revue. De fait, il est longuement salué par Camille de Sainte-Croix, le 1er septembre 1902, comme l’œuvre d’un « homme qui n’a pas peur des mots, des idées, ni des actes », par Coolus dans Le Cri de Paris et par Thadée Natanson dans Le Soir. Au moment où tous les regards se tournent vers l’Exposition universelle, cette publication est un événement d’envergure pour la Revue Blanche ; le roman, qui fait couler beaucoup d’encre (celle de Péguy surtout, particulièrement critique dans Les Cahiers de la Quinzaine), concentre alors les attentions sur le périodique, suffisamment audacieux pour publier une œuvre jugée scandaleuse.

C. B et P.-H. B

 

Bibliographie : Cécile Barraud, « Octave Mirbeau, un “batteur d’âmes” à l’horizon de la Revue Blanche », Cahiers Octave Mirbeau n° 15, mars 2008, pp. 92-101 ; Paul-Henri Bourrelier, « Mirbeau, la Revue Blanche et les Nabis », in Octave Mirbeau, Actes du colloque d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 131-151 ; Paul-Henri Bourrelier, La Revue Blanche, une génération dans l’engagement 1890-1905, Paris, Fayard, 2007, pp. 938-955 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, le prolétaire des lettres », in La Belle Époque des revues 1880-1914, Éditions de l’I.M.E.C., 2002, pp. 85-92.  Voir aussi le blog de Paul-Henri Bourrelier consacré à la Revue Blanche.

 

           

 

 

 

 

 


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