Thèmes et interprétations

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Terme
ABRUTISSEMENT

Il est fréquent que, dans sa correspondance, Mirbeau se dise complètement « abruti ». Ce peut être sous l’effet de la fièvre (la malaria, par exemple, à Kérisper), ou à cause d’un excès de travail, lorsqu’il lui faut en finir, à raison de quatorze heures de travail par jour, avec un roman qui a commencé à paraître dans la presse et que le feuilleton est sur le point de rattraper – par exemple en janvier 1890, quand il ahane sur Sébastien Roch et qu’il se prétend, dans une lettre à Hervieu, incapable de comprendre les questions qu’on lui adresse ou de proférer un seul mot. Quelques mois plus tard, il confesse à Claude Monet qu’il n’a plus la moindre idée à « couler en phrases », que son cerveau « est vide » et qu’il s’abrutit à « errer dans le jardin » et à sarcler « mécaniquement ». C’est alors un état qui est connoté très négativement, puisque, proche de « l’anéantissement » et de l’idiotie, il le rapproche de celui des larves humaines qui peuplent ses contes et ses romans et qui ont été soigneusement crétinisées par les institutions, la famille, l’Église et la presse qu’il vilipende.

On peut se demander néanmoins si cet état ne présente pas aussi quelques avantages pour celui qui s’en réclame. Car il constitue, paradoxalement, une période de sérénité, de paix de l’esprit, d’absorption dans les choses de la nature. Heureux les pauvres d’esprit ! Mirbeau se sent alors à l’abri des soucis de la vie quotidienne, des contraintes du travail qui lui répugne, de la bruyante agitation de la ville et, surtout, des pensées qui sont si souvent source d’angoisse et de désespoir. À la vie frénétique qui lui est habituelle et qui, à la longue, ne peut qu’énerver et épuiser, l’abrutissement fournit une soupape de sécurité et donne accès à une vie végétative qui n’est pas dépourvue de charme. Il est, pendant un certain temps, un cocon protecteur, qui permet ensuite de passer à une étape nouvelle. Ainsi écrit-il à Alexandre Natanson, en mars 1900, qu’il est « arrivé à un point d’abrutissement qu’il faut pour un bon travail ».

Et puis, le mot « abruti » peut aussi avoir une connotation plus positive quand il témoigne de la force d’une émotion qui submerge l’individu, notamment dans le domaine esthétique : ainsi Kariste se dit-il « abruti » devant les Cathédrales de Rouen de l’ami Monet, où il voit « la réalisation de ce mystère divin de l’art » : « Et je ne dis rien ! La moindre parole, en ce moment, me semblerait un blasphème ! » (« Ça et là », Le Journal, 12 mai 1895). Comme toutes choses, chez Mirbeau, l’abrutissement semble bien avoir deux faces.

P. M.

 

             

 


ABSURDE

Dans Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus définit l’absurde par la confrontation entre, d’un côté, l’irrationnel du monde et, de l’autre, un homme avide de comprendre et de trouver un sens aux choses, mais qui se heurte à un mur d’incompréhension. Cette définition vaut aussi pour l’absurde mirbellien, qui résulte toujours de la prise de conscience par un individu – un personnage de fiction, ou un pseudo-interviewer de chroniques journalistiques, ou encore le journaliste lui-même qui feint la naïveté – du caractère complètement aberrant du monde tel qu’il va. Et cela à tous les niveaux :

- Irrationnel de « ce crime » sans criminel qu’est « l’univers » et d’une condition humaine vouée à une inexorable mise à mort, où les criminels et les héros sont logés à la même enseigne et traités de la même sanglante et inique façon.

- Irrationnel de la société bourgeoise, où tout va à rebours du bon sens et de la justice, et de l’économie capitaliste, où une masse d’exploités asservis sert à engraisser une minorité d’exploiteurs et de parasites.

- Irrationnel de la “Justice” humaine, qui envoie en prison, au bagne ou à l’échafaud, des quantités d’innocents, comme dans la kafkaïenne « Vache tachetée », mais laisse les plus grands criminels profiter impunément de leurs crimes et de leurs rapines, tel Isidore Lechat, dans Les affaires sont les affaires (1903).

- Irrationnel de la psyché humaine, qui obéit à des pulsions incontrôlables, parfois meurtrières, qui sont le plus souvent contraires à l’intérêt de l’individu, comme c’est le cas dans l’amour.

C’est le caractère universel de l’absurde, et au premier chef dans la société de son temps, qui permet à Mirbeau de recourir si souvent à la démonstration par l’absurde (voir la notice) : en mettant en lumière les aberrations sociales dans le fonctionnement normal des institutions qu’il dénonce, par exemple dans des farces comme Scrupules ou Le Portefeuille, il fait comprendre qu’il conviendrait d’inverser complètement l’ordre social en place – ou plutôt le désordre – pour que les choses retrouvent une certaine rationalité. Mais il ne prétend pas pour autant posséder des solutions toutes faites et il ne s’aventure jamais à dire comment il faudrait procéder pour opérer le grand chambardement qu’il appelle de ses vœux.

Voir aussi les notices Raison, Meurtre, Pessimisme, Enfer, Justice, Capitalisme, Question sociale, Amour, Psychologie, Démonstration par l’absurde, Camus et Contes cruels.

P. M.


ACADEMIE FRANCAISE

L’Académie Française est une des institutions que Mirbeau a le plus souvent brocardées. Il la juge à la fois inutile, ridicule, hypocrite, injuste et néfaste.

* Inutile, parce que, en dépit de sa réputation de gardienne des lettres françaises, elle est en réalité complètement étrangère à la littérature : « Ces bonnes gens-là n’ont rien à voir avec les lettres… », confie Mirbeau à Louis Vauxcelles (Le Matin, 8 août 1904).  Jamais au grand jamais, un talent n’aura été découvert et honoré par elle, ses élus étant choisis et ses prix décernés sans tenir le moindre compte du mérite des impétrants : « Il ne s’agit pas que l’Académie s’en aille découvrir quelque part le mérite ignoré et caché, le mérite fier, le mérite libre… Nullement… Elle ne doit connaître de la littérature et de la poésie de son temps, que ce qu’en contient la loge du concierge de l’Institut, où sont  déposés les volumes  des concurrents. » C’est pourquoi « M. Charles-Louis-Philippe n’aura jamais de prix, parce qu’il a vraiment autre chose à faire que de porter ses livres chez le concierge de l’Institut, et de les mettre dans le tas des ouvrages dédicacés à l’académicien X… qui sont les seuls où l’on doive choisir l’ouvrage couronné, c’est-à-dire celui qui a le plus de recommandations… Car ce n’est pas le mérite littéraire qu’on récompense… C’est le coiffeur, le pédicure… le médecin… l’amie… de tel ou tel académicien, c’est le dîner en ville… la belle relation… tout, sauf le livre ou le poème qui ne sont là, en réalité, que des prétextes à combinaisons… généralement inavouables… » (« Sur les académies » Le Journal, 12 janvier 1902).

* Ridicule, parce que le mode de fonctionnement de « cette baroque et caduque institution » qui, « dans deux cents ans, paraîtra aussi ridicule à nos descendants que nous paraît monstrueuse la Sainte Inquisition » (« À propos de l’Académie », Le Figaro, 16 juillet 1888), et, en particulier, l’élection de nouveaux « immortels » sur la base de relations de salons, de combinazioni « généralement inavouables » et d’intrigues courtisanes, témoignent de la médiocrité de son recrutement, au sein d’une petite “élite” mondaine auto-reproduite, de sa petitesse d’esprit et de la bassesse de ses préoccupations, qui contrastent avec l’apparat des cérémonies destiné à impressionner les gogos : « Pour faire un académicien, dans le temps où nous vivons, la recette n’est point malaisée. Il suffit de rencontrer un homme poli, de quelques relations, et qui soit capable de commettre finement toute sorte de choses, sauf un livre, une pièce, ou des vers, bien entendu. Mais, dès que vous avez une œuvre à montrer – principalement une belle œuvre –, vous n’êtes plus bon à rien, pas même à devenir académicien. On s’imagine encore, dans le public, qui plus que jamais a le respect des gens en place, des galons et des costumes, que l’Académie exige de ses candidats la preuve d’une supériorité intellectuelle, la justification de travaux littéraires quelconques. Erreur grossière. L’Académie ne demande que des courbettes. Et plus se courbe le candidat, plus il s’agenouille, plus il rampe et plus il a de chances d’être admis dans l’illusoire assemblée ! » (« Notes académiques » Le Matin, 5 février 1886). Ridicule aussi à cause de l’habit vert imposé à ses membres et que Mirbeau tourne en dérision, pendant l’affaire Dreyfus, en évoquant l’équipage carnavalesque de François Coppée converti au nationalisme (« À cheval, Messieurs ! », L’Aurore, 5 janvier 1899).

* Hypocrite, parce que le bon ton et le « respect » dû, paraît-il, à une institution tricentenaire exigent de camoufler soigneusement ses turpitudes : bien qu’elle soit souvent présentée, sans grande malignité, comme une « douairière très vieille, maniérée et prétentieuse, coiffée d’une perruque à poudre, couverte de falbalas surannés, et minaudant et coquetant », en réalité « l’Académie est une vieille sale, c’est certain », comme l’écrit Mirbeau en 1888, à l’occasion de la sortie de L’Immortel, de Daudet (« À propos de l’Académie », loc. cit.). Seize ans plus tard, il ironise sur le compte de ces « personnages opulents et titrés, et très épineux, très chatouilleux », mais parmi lesquels « il y en a un qui vit de la cagnotte d’un tripot », ce qui ne les empêche pas de « faire paraître des scrupules qui [le] renversent »… Dans Le Foyer (1908), il n’hésitera d’ailleurs pas à présenter un académicien coupable d’abus de fonds sociaux et tout prêt à prostituer sa femme pour sauvegarder sa réputation, sa fortune et sa liberté, avant d’aller prononcer à l’Académie un beau discours sur les prix de vertu...

* Profondément injuste, parce que, en dépit de son évidente stérilité et du grotesque apparat dans lequel elle se pavane, elle conserve un « grand prestige, aux yeux de la foule bourgeoise », de sorte que  la « distinction » qu’elle confère, « le plus souvent mal répartie », n’en classe pas moins « un homme et l'élève au-dessus des autres, et au-dessus de son propre mérite » : « Qui connaîtrait le nom de M. Legouvé, de M. Mézières, et de tant d'autres, si l'Académie n'était venue les prendre à leur obscurité et ne leur avait mis autour du front un peu de rayonnement que projette le soleil de la routine officielle ? » (« Academiana », La France, 10 décembre 1884)... En encensant des nullités et en rejetant des génies comme Balzac (voir La Mort de Balzac), ce conservatoire de choses mortes contribue à fausser gravement la hiérarchie des valeurs littéraires, aussi bien dans la tête des gens semi-cultivés qu’auprès du grand public, au détriment d’écrivains probes et originaux, qui peaufinent leurs œuvres novatrices, ignorés de tous, et qui ont bien du mal à placer leur copie ou à vendre leurs livres.

* Néfaste, et même « désastreuse pour le bien public » comme Mirbeau l’affirme en 1902, après avoir feint, en 1888, de ne pas la juger vraiment dangereuse, dans la mesure où elle s’était révélée  « impuissante à déformer le tempérament » de quelques rares « élus », tels que Victor Hugo, Taine, Renan et Leconte de Lisle » (« À propos de l’Académie », loc. cit.). Alors, d’où vient le danger qu’elle représente pour la littérature ?

- D’abord, pour un anarchiste anti-étatique tel que Mirbeau, « l’existence des Académies » en général, qui « n’encouragent rien que la médiocrité servile », a « supprimé, purement et simplement cette force, supérieure à toutes les Académies, de la collaboration individuelle au bien général de l’humanité » ; elle a « déshabitué les hommes de bonne volonté de faire des besognes indispensables », car « chacun pense que son dévouement, sous ce rapport, est devenu inutile, puisqu’on possède maintenant une institution spéciale, l’Institut, officiellement chargé de cette grande, sublime et difficile mission... »  (« Sur les académies », loc. cit.).

- Ensuite, l’Académie exige de ses nouveaux membres, et des candidats à l’immortalité, qu’ils renient leur passé honorable, si jamais ils en ont eu un, à l’instar de Zola, dont Mirbeau stigmatise les déshonorantes ambitions académiques, avec tout ce qu’elles impliquent : « On le sent prêt à la pire des apostasies : l’apostasie de soi-même. Il peut mieux encore. Si un duc l’exige, il crachera sur l’œuvre admirable qui lui a coûté tant de dures peines, tant de douloureux efforts, tant de labeur prodigieux ; il la brûlera sur le seuil fermé de cette Académie qui, désormais, va rouler, dans la boue de ses intrigues et le ridicule de ses pichenettes, ce magnifique talent dévoyé, ce haut caractère découronné »  (« La Fin d’un homme » Le Figaro, 9 août 1888). Au lieu de contribuer à l’élévation du niveau éthique et intellectuel, ce qui devrait être sa mission, elle ne fait au contraire que le rabaisser gravement.

- Enfin, l’Académie, qui a été fondée par le pouvoir à des fins politiques et qui reste sous le contrôle étroit du pouvoir, est devenue une puissance intouchable et au-dessus des lois, qui peut exercer impunément sa « tyrannie » sur les lettres, au mépris des droits constitutionnels, en faisant, par exemple, pression pour qu’on ne dévoile rien des turpitudes de certains de ses membres, comme Mirbeau en a fait l’expérience lors de la bataille du Foyer, en 1908 : « Est-il possible qu'on n'ait jamais vu un Académicien en posture fâcheuse ? [...] Pourquoi y aurait-il à Paris, en 1908, et sous la Troisième République, des choses dont on n'aurait pas le droit de parler ? Pourquoi ne peut-on pas parler de l'Académie Française ? Pourquoi ne peut-on pas mettre en scène un membre de l'Académie Française ? [...] Nous demandons encore d'où vient ce privilège extraordinaire » (« Contre la tyrannie de l’Académie », Le Matin, 9 mars 1908).

Voir aussi Académisme.

P.M.


ACADEMISME

Bref historique

 

Les premières académies virent le jour en Italie durant la seconde moitié du XVIe siècle. Elles étaient destinées à former les artistes et à modifier leur statut. Loin  de proposer simplement une formation technique et artisanale, comme le faisaient les ateliers, elles prodiguaient un enseignement qui reflétait les exigences des traités de la Renaissance. À la maîtrise du métier, fondée principalement sur la pratique du dessin, s’ajoutaient des connaissances théoriques, comme l’enseignement des matières scientifiques et humanistes. L’artiste cessait donc d’être un bon artisan pour devenir un intellectuel.

Il fallut attendre 1648 pour que naisse en France, à Paris, l’Académie royale de peinture et de sculpture. Cette institution s’imposa rapidement dans toute l’Europe et, avec elle, apparut le terme de « beaux-arts ». On y prônait un retour à l’Antiquité, en érigeant en modèles les œuvres gréco-latines et en faisant de la simplicité, de la grandeur, de l’harmonie et de la pureté, les maîtres mots.

Outre son rôle de formation, l’Académie joua un rôle prépondérant dans la commercialisation. Grâce aux concours et aux expositions périodiques, elle jetait un pont entre les artistes et les commanditaires. Mais au XIXe siècle son prestige déclina. Son enseignement figé, son conservatisme étriqué, fit l’objet de nombreuses attaques, aussi bien de la part de certains artistes que de critiques éclairés. À la suite des romantiques qui revendiquaient un art affranchi des règles, toutes les avant-gardes allaient s’insurger contre cet enseignement mortifère.

 

Les émissaires de l’État

 

Mirbeau va se montrer un détracteur acharné de l’académisme et de ses fiers représentants. Dès ses premières chroniques esthétiques, il s’attaque à ses institutions que sont le Salon et l’Académie des Beaux arts, ainsi qu’à ceux qu’elles honorent et qui ne sont que des « médiocres et [des] impuissants » (L’Ordre de Paris, 4 janvier 1877). Inlassablement, jusqu’à ses derniers articles où il les laissera « plus que morts » (Paris-Journal, 19 mars 1910), il va s’évertuer à ternir le prestige de ces hommes qui déshonorent à ses yeux la nature, dévastent les musées et corrompent l’esprit du public. Il faut qu’ils meurent afin que les plus beaux fleurons de la peinture française puissent éclore et s’épanouir.

Les reproches qu’il leur adresse sont multiples. Il les accuse tout d’abord d’entretenir des rapports serviles et mercantiles avec l’État qui les emploie et cette attitude est, pour lui, avilissante et inadmissible car le peintre ne doit obéir qu’aux lois qu’il se fixe et ne servir que son art. Si Mirbeau châtie donc tous les artistes qui font le jeu du pouvoir, il frappe encore plus durement trois d’entre eux : Bouguereau, Cabanel et Meissonier, car ils sont, selon lui, la plus parfaite incarnation de cette compromission. Tous décorés, ces illustres académiciens sont des piliers de l’État. Bouguereau s’impose dans tous les salons officiels, Cabanel est un professeur de renom, quant à Meissonier, le chantre des campagnes napoléoniennes, il n’hésite pas à briguer un poste de sénateur.

De plus l’État est castrateur, il ne tolère qu’« un certain degré d’art » (Georges Leygues) et n’accepte que les formes convenues et les procédés traditionnels. Tous les artistes novateurs que Mirbeau aime et défend avec fougue sont, à ce titre, méprisés, et ce sont les porte-drapeaux des institutions qui trouvent l’admiration de la foule. Autre raison, par conséquent, pour laquelle le critique fustige les peintres qui s’adonnent à la « routine » de « l’art officiel » et l’École académique qui dispense un enseignement médiocre et conventionnel, c’est parce qu’ils détournent le public conditionné de l’amour et de la compréhension de la « bonne peinture ». Ce sont leurs œuvres, sans émotion et sans vie, et où la primauté va au dessin, au détriment de la couleur et de la lumière, qui soulèvent l’enthousiasme et trouvent les commandes, et non pas celles des hommes de génie. Même si Mirbeau s'attelle à essayer de dessiller les yeux du public, il  sait que c’est un combat de longue haleine qu’il doit mener car, comme il le confie à Maurice Rousselot, « l’art ne peut être l’apanage que de quelques personnalités très rares et très  hautes affranchies de toute éducation officielle ou religieuse ; il ne saurait être sensible au public, c’est-à-dire à la masse sociale qui ne vit, ne pense, n’agit que d’après la loi des conventions arbitraires et du mensonge, et avant de donner une éducation au public, il faudrait l’y préparer par le long et impossible enseignement de la vérité » (La Plume, 1er mars 1903). Mais si Mirbeau  se fait le contempteur de l’académisme, ce n’est pas seulement pour rehausser le caractère novateur des indépendants, mais avant tout parce qu’il abhorre cet art platement bourgeois, triomphe du poncif habile.

 

Un art mortifère

 

L’ultime raison, mais non la moindre, qui le conduit à désigner les fervents représentants de l’académisme à la vindicte publique, c’est l’absence de vie dans leurs toiles et l’inanité des dogmes qu’ils s’évertuent à respecter. Il leur reproche de plagier les anciens ou d’essayer de paraître modernes sans heurter le goût du public. Si notre critique est aussi virulent envers ces peintres, c’est à cause de leur manière factice d’exprimer les sujets qu’ils traitent. Qu’ils exécutent des tableaux de genre, des peintures historiques, religieuses ou militaires, le résultat est identique : cela sonne faux. Les officiels mentent quelque thème qu’ils abordent. « C’est propre, luisant, soigné, parfumé, au point que l’on croirait que “ce n’est pas fait à la main”. Ce qu’il y a de curieux, c’est de voir que tous ces tableaux semblent sortir de la même parfumerie et l’on s’étonne, tant ils sont pareils les uns aux autres, de voir au bas des marques de fabrique différentes. […] Il faut que les chevaux soient peints un par un, qu’on compte toutes les feuilles d’un arbre et toutes les herbes d’une prairie ; […] si les hommes ne sont pas en bois, les forêts en zinc, les ciels en carton, c’est manquer à la bienséance et au bon goût. » (La France, 7 février 1885) Ce sentiment de faux, de faux semblant, Mirbeau l’éprouve avec encore plus d’acuité devant les scènes militaires. Peut-être parce que le sujet se prête encore plus à l’artifice, aux décors de carton-pâte que les autres sujets. « Je ne sais rien de plus ennuyeux qu’un tableau de M. Meissonier, parce qu’il y manque toujours cette qualité maîtresse de l’art : la vie. Jamais M. Meissonier n’a été ému par le spectacle d’un être ou d’une chose. Quand il a peint un bonhomme quelconque,  jamais ce bonhomme n’a reçu de l’artiste cette flamme intérieure qui fait qu’il marche, qu’il pense, qu’il souffre, qu’il y a de la chair sous l’étoffe, des os sous la chair, une âme, enfin. » (« Votons pour Meissonier » Le Matin, 22 janvier 1886). À tous ces peintres, il manque ce frémissement pictural que Berenson appellera les valeurs tactiles et que Mirbeau admire dans chacune des œuvres impressionnistes.

Tout au long de ses chroniques esthétiques le critique va dénoncer cette peinture flatteuse mais lénifiante, raffinée, mais sans vie. Lui, épieur de l’inconnu, lui, vibrant à l’unisson des novateurs de la ligne, de la forme, de la couleur, lui qui incarne magnifiquement l’art de son temps ne cessera de s’insurger contre l’académisme, art mort dont les meilleures cimaises sont selon lui les croix des cimetières : « Voici donc à quel choix honteux, à quels gaspillages insensés, aboutit cette collaboration artistique de l'Institut, qui désigne les tableaux et les marbres, et de l'État qui les paie avec notre argent et qui endeuille nos musées... » (« L’Art, l’Institut et l’État », La Revue, 15 avril 1905). Lui qui, sans relâche, s’est battu pour ruiner le prestige de ces illustres académiques, lui qui avec délectation a prononcé l’« Oraison funèbre » de Cabanel (L’Écho de Paris, 8 février 1889), finit par voir ses efforts couronnés de succès. Alors que la réputation des artistes dont il s’est fait le chantre ne cesse de croître, la gloire des peintres officiels s’envole et leur suprématie s’effondre. « Cependant l'art non officiel, celui qu'on appelle indépendant et que j'appelle seulement “l'art”, occupe chaque jour plus de place face à l'art officiel. Malgré son organisation puissante et malgré sa force d'inertie liée à sa longue existence, l'Institut voit son influence diminuer et se réduire. » (März, mai 1907).

L. T.-Z.

 

Bibliographie : Laure Himy, « La Description de tableaux dans les Combats esthétiques de Mirbeau »,  in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, 28 septembre-2 octobre 2005, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 259-268 ; Gérard-Georges Lemaire, Histoire du Salon de peinture, Klincksieck, 2004, pp. 224-228 ; Christian Limousin, « Une critique tranchante », Europe, n° 839,  mars 1999, pp. 79-95 ; Pierre Michel, « La Question du jury au Salon - Anquetin et Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 215-221 ; Laurence Tartreau-Zeller, « Mirbeau et Meissonier », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 110-125 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau - Une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999, 759 pages. 


ADMIRATION

ADMIRATION

 

            Au dire de Léon Werth, qui l’a très bien connu pendant ses dernières années, Octave Mirbeau « fut un virtuose de l’admiration » : « Non seulement Mirbeau admirait, mais il aimait admirer. Dès qu’apparaissait un peu de génie ou de talent, Mirbeau fonçait »  (préface des 21 jours d’un neurasthénique, 1951). Que signifiait donc l’admiration, pour un critique tel que lui ?

            Admirer une œuvre d’art, c’est, tout d’abord, vivre une expérience exceptionnelle, car l’émotion produite est si forte que celui qui l’éprouve a l’impression de s’élever un bref instant au niveau du créateur admiré. C’est alors une manière de communier, voire de communiquer, avec les génies du passé ou du présent : « Vertu peu commune en ce temps, que l’admiration, puisque, devant un chef-d’œuvre de l’art, elle égale dans une minute d’émotion partagée celui  qui admire à celui qui crée » (« Préface aux dessins d’Auguste Rodin », Le Journal, 12 septembre 1897).

            L’admiration, c’est aussi la compréhension intuitive « des formes et de ce qu’elles évoquent de beauté et de mystère humain », fût-ce à l’insu de l’artiste qui les a créées. C’est ce qui autorise, « par-delà les surfaces des couleurs et des formes », à « chercher l’âme même des  êtres et des choses », comme Mirbeau l’écrit à propos de son ami Gustave Geffroy. C’est donc elle, et elle seule, qui permet au critique avisé et lucide, espèce fort rare, de susciter chez le lecteur le désir de connaître une émotion comparable à celle qu’il a lui-même éprouvée et de constituer le chaînon, souvent indispensable, entre les grands artistes et les simples amateurs, ou encore les « âmes naïves », certes ignorantes, mais qui ne demandent qu’à se laisser émouvoir. Malheureusement, aux yeux de Mirbeau, la grande majorité des critiques professionnels en est totalement incapable : la capacité d’admirer est l’apanage des happy few.

            Aussi Mirbeau y voit-il un moyen de se consoler chaque fois qu’il traverse une phase dépressive et qu’il se juge frappé d’impuissance créatrice : elle est alors dotée d’une vertu thérapeutique. Comme il l’écrit à Ferdinand Brunetière en 1890, c’est parce qu’il est bien convaincu de n’avoir « pas de talent », que, « ne pouvant le goûter en [lui] », il a « pris le parti de l’admirer chez les autres ». Aveu de la même farine, un an plus tôt, dans une lettre à son confident Paul Hervieu : « Je n’ai aucun talent. J’arrive à supporter, sans trop de dépit ni de souffrance, cette opinion sur moi, et à me consoler de mon infériorité en admirant de plus en plus les grandes qualités de ceux que j’aime. »

            C’est aussi cette précieuse capacité d’admirer qui permet, du même coup, de redonne un peu de sens et de valeur à des tâches journalistiques et alimentaires qui, le plus souvent, ne lui inspirent que du dégoût : « Savoir admirer, c’est l’excuse des humbles comme nous, qui peinons, dans les journaux, à d’obscures et inutiles besognes, et c’est ce qui nous distingue des misérables gamins destructeurs inconscients du beau, à qui toute grandeur, toute éloquence, toute vérité échappent » (« Émile Zola », Le Matin, 6 novembre 1885). Son travail de folliculaire retrouve ainsi un peu de cette dignité qu’il a perdue au cours de toutes les années où il a prostitué sa plume.

            Une des caractéristiques de l’admiration telle qu’elle se manifeste chez Mirbeau, c’est qu’elle s’adresse autant à l’homme qu’à l’œuvre, comme si l’émotion procurée par l’œuvre d’art comptait finalement moins que la découverte d’âmes d’exception. Ainsi écrit-il de Zola, en 1885 (ibid.) : «  M. Zola nous a donné, dans ce temps si indulgent aux compromissions quelconques, l’exemple presque farouche d’une dignité rare, qu’il faut savoir admirer plus encore, peut-être, qu’on admire son talent ; car le talent de l’artiste s’embellit encore de la dignité de l’homme. » Il en va de même, à plus forte raison, de Balzac, dont la personnalité « extraordinaire », la prodigieuse et surhumaine activité, et la vie « énorme, tumultueuse, bouillonnante », qui fut « un permanent foyer de création, un perpétuel, un universel désir, une lutte effroyable », le fascinent encore plus que la production romanesque, qui est pourtant à ses yeux « une œuvre de divination universelle » : « Nous ne devons point soumettre Balzac aux règles d'une anthropométrie vulgaire. L'enfermer dans l'étroite cellule des morales courantes et des respects sociaux, c'est ne rien comprendre à un tel homme, c'est nier, contre toute évidence, le prodige, l'exception qu'il fut. Nous devons l'accepter, l'aimer, l'honorer tel qu'il fut » (La Mort de Balzac, 1907).

On découvre là une autre facette de l’admiration façon Mirbeau : elle est entière et sans réserves, et elle permet de tout accepter du génie admiré, y compris ses lacunes, ses faiblesses, voire ses vilenies qui, loin de le rabaisser, contribuent à l’humaniser et à le faire aimer davantage encore : « C'est par ses péchés qu'un grand homme nous passionne le plus. C'est par ses faiblesses, ses ridicules, ses hontes, ses crimes et tout ce qu'ils supposent de luttes douloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous le vénérons, que nous le chérissons, de tous les respects, de toutes les tendresses qui sont dans l'humanité » (La Mort de Balzac, loc. cit.). Aussi bien Mirbeau passe-t-il sur les lâchetés de son grand ami Rodin, anti-dreyfusard honteux, et continue-t-il à le chanter sur tous les tons, comme si le décevant comportement privé de l’homme ne pouvait altérer en rien l’image idéalisée qu’il s’est faite de lui.

            Autre caractéristique de l’admiration mirbellienne : le recours au dithyrambe et à l’hyperbole. Pour parler des « grands dieux de [son] cœur », Mirbeau ne recule devant aucun éloge, devant aucun excès ni aucune emphase, et emploie systématiquement les mots les plus forts, parce qu’ils sont les plus susceptibles de frapper, d’impressionner durablement le lecteur, donc de lui donner vraiment une chance d’éprouver à son tour l’admiration qu’il souhaite faire partager. Même si certains ont pu faire la fine bouche devant des éloges qui leur paraissaient démesurés et n’ont voulu y voir qu’une forme de « réclame », dans la mesure où Mirbeau se faisait ostensiblement le héraut des artistes à promouvoir, sa sincérité ne fait pour autant aucun doute : simplement, il se sent moralement obligé et ne peut s’empêcher de crier haut et fort son admiration, pour que nul n’en ignore, quitte, s’il le faut, à réviser en baisse ses éloges lorsque, parfois, le refroidissement succède à l’échauffement initial. Cela ne l’empêche pas de considérer que l’admiration idéale devrait être muette, tant il se méfie des mots en général, et des siens en particulier : « Le mieux serait d’admirer ce qu’on est capable d’admirer, et ensuite de se taire.... ah ! oui, de se taire. Mais nous ne pouvons pas nous taire. Il nous faut crier notre enthousiasme ou notre dégoût » (Préface de l’exposition Félix Vallotton, 1910).

P. M.

 

Bibliographie : Christian Limousin, « “L’ardeur poétique de l’admiration” (Mirbeau parmi les critiques de Monet) », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses universitaires d’Angers, 1992, pp 101-119 ; Laurence Tartreau-Zeller, « Mirbeau face à Gauguin : un exemple de la nécessité d'admirer », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 241-255 ; Laurence Tartreau-Zeller, Octave Mirbeau, une critique du cœur, Presses du Septentrion, Lille, 1999.


ADULTERE

L’adultère est un sujet qui n’intéresse absolument pas Mirbeau, alors qu’il est un thème quasiment obligé dans les romans de l’époque et dans les théâtres bourgeois, que ce soit pour faire rire des maris cocus, dans les vaudevilles, ou susciter du drame et du pathétique à bon compte, dans les romans de gare comme dans ceux des « psychologues ». Il n’a que mépris pour cette littérature commerciale, qui flatte les bas instincts de la clientèle, majoritairement féminine, et qui la détourne de questions autrement plus importantes. Et il regrette vivement que son ex-ami Paul Bourget, qui avait pourtant du talent, se soit égaré dans cette voie de perdition. Faisant de lui sa tête de Turc, il l’accuse plaisamment d’avoir « inventé l’adultère chrétien, le canapé chrétien, le bidet chrétien, la garçonnière chrétienne » (« Têtes de Turcs », L’Assiette au beurre, 31 mai 1902) et il  s’inspire de lui pour imaginer et tourner en dérision l’industriel de l’adultère bourgeois et non moins chrétien, « l’illustre Anselme Dervaux (adultères en tous genres, fabrication, commission, exportation) » (« Un grand écrivain », Le Journal, 12 janvier 1896) : à moins de trente ans, il a déjà à son actif la bagatelle d’une trentaine de volumes traitant du rémunérateur adultère, envisagé sous toutes les coutures et dans tous les pays, il  en énumère fièrement les titres et s’enorgueillit d’avoir encore à son programme une vingtaine de nouveaux volumes sur le même sujet (« Une bonne affaire », Le Journal, 22 septembre 1895). Dervaux a pour successeur l’Illustre Écrivain de la série Chez l’Illustre Écrivain, qui paraît dans Le Journal en octobre-novembre 1897 et qui constitue  une nouvelle caricature des pratiques attribuées à Paul Bourget.

Dix ans plus tard, interviewé par Paul Gsell, Mirbeau tourne en dérision le théâtre bourgeois qui ne tourne qu’autour de ce sujet rebattu, avec ses « pantins modernes, qui ne ressemblent à rien de réel, qui n’ont aucune occupation pratique », qui « participent tous à de niaises intrigues d’adultère » et qui « gravitent autour de coucheries laborieusement préparées, comme si la vie ne tendait qu’à ça » (La Revue, 15 mars 1907). La critique littéraire est double : ce théâtre de pur divertissement en est réduit à un nombre extrêmement réduit de situations et est donc condamné à ressasser les mêmes choses ; et, au lieu d’essayer de rendre la vie dans toute sa complication pour interpeller les spectateurs, il la réduit à des schémas conventionnels qui confortent tous leurs préjugés.

Mais ce n’est pas seulement le caractère artificiel et répétitif du thème de l’adultère qui irrite Mirbeau. Il y voit aussi l’expression des préoccupations d’une classe de privilégiés qui  est dépourvue de toute référence éthique et de toute aspiration esthétique, tout en se présentant comme un modèle de moralité, et dont l’univers mental, des plus conformistes, se limite à des préoccupations et obsessions vulgaires. Il est particulièrement exaspéré par le « snobisme » et l’hypocrite bien-pensance « de nos plus accrédités psychologues » – nouvelle allusion à Bourget – qui s’emploient à « faire passer un grand souffle chrétien sur les eaux de toilette qui viennent de laver le secret parfumé des adultères » (« L’Armature », Le Journal, 24 février 1895). L’adultère est en effet un sous-produit du mariage bourgeois, où l’enjeu majeur, selon Mirbeau, est la transmission du patrimoine – d’où la grand-peur du cocuage, qui risquerait de transmettre les biens familiaux à un enfant d’un autre sang – et où l’insatisfaction sexuelle est la règle, en l’absence de sentiments et de désirs partagés entre les époux. Cela devrait les inciter à plus de compréhension pour des infidélités réciproques qui ne portent atteinte à aucun sentiment sincère, à l’instar de la vieille podagre qui, dans Vieux ménages (1894), pousse son mari à faire ses petites affaires avec sa jolie voisine plutôt qu’avec « ses » bonne. Mais les hommes de l’époque ne l’entendent pas de cette oreille, et nombreux sont ceux qui continuent d’être partisans de “deux poids – deux mesures” et de se sentir jalousement propriétaires de leurs épouses, sur lesquelles ils prétendent même posséder, non seulement le droit, mais aussi le devoir de les tuer si jamais ils les surprenaient en flagrant délit d’infidélité. Mirbeau se dresse contre ce monstrueux « privilège » et ce « droit » exorbitant qu’ils s’arrogent impunément, dans une de ses chroniques parues, sous le pseudonyme de Montrevêche, au lendemain de la loi Naquet instaurant timidement le divorce : « Fini de rire » (L'Événement, 28 août 1884).

Voir Mariage, Amour, Les Amants.

P. M.

 

Bibliographie : Octave Mirbeau, Chez l’Illustre Écrivain, Ernest Flammarion, 1919.

 


AFFAIRE DREYUS

AFFAIRE DREYFUS

 

            L’affaire Dreyfus est un événement marquant dans l’histoire de la République et constitue, encore aujourd’hui, une référence constante dans la conscience des hommes de gauche, pour qui les valeurs éthiques fondamentales restent la Vérité, contre tous les mensonges des politiciens et des médias, et la Justice, contre toutes les iniquités sociales et institutionnelles. C’est également l’Affaire qui a vu émerger dans le champ politique ceux qu’on appellera les Intellectuels, dénomination initialement péjorative dans l’esprit des anti-dreyfusards tels que Ferdinand Brunetière, mais chargée depuis d’une connotation positive, parce que c’est l’éthique qui justifie leur intervention sur la scène publique, à leurs risques et périls, et non des considérations politiques.

 

Bref historique de l’Affaire :

 

            L’affaire Dreyfus comporte trois phases.

* Dans la première il ne s’agit guère, au départ, que d’une simple et banale affaire d’espionnage, qui aurait pu être traitée en catimini et sans aucun scandale, mais qui a été d’emblée gravement entachée par les faux concoctés par le colonel Henry et par les forfaitures commises par l’État-Major de l’armée et le ministre de la Guerre, le général Mercier. Tout cela afin d’accabler et de faire condamner pour trahison un innocent, le capitaine Alfred Dreyfus (voir la notice), qui présente pour eux l’avantage d’être Juif. Dégradé publiquement dans la cour de l’École Militaire, à Paris, le 5 janvier 1895, il est ensuite déporté à l’île du Diable, au large de la Guyane, où il est resté cinq ans.

* La deuxième phase commence à l’automne 1897, quand Mathieu Dreyfus, le frère d’Alfred, et le colonel Picquart, nouveau chef du contre-espionnage, découvrent parallèlement, par des voies totalement différentes, que le véritable traître est un officier sans honneur et perdu de dettes, le commandant Walsin-Esterhazy. Picquart, qui a averti ses supérieurs, est aussitôt exilé en Tunisie avec ordre de se taire. Mais Auguste Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat et politicien honnête, en est informé par un ami de Picquart, et en informe à son tour Émile Zola (voir la notice), lequel intervient  publiquement le 25 novembre 1897 dans un article du Figaro intitulé « M. Scheurer-Kestner » et qui se termine par la célèbre et prophétique formule : « La vérité est en marche, rien ne l’arrêtera ». Trois jours plus tard, c’est au tour de Mirbeau d’entrer en lice, dans la dernière livraison de « Chez l’Illustre Écrivain ». Dès lors commence l’Affaire proprement dite, qui va durablement diviser la France en deux camps :

- D’un côté, une poignée de dreyfusards, partisans de la révision du procès inique du capitaine Dreyfus, intellectuels pour la plupart, complètement isolés et qui, au départ, ne sont absolument pas organisés. Leurs valeurs cardinales sont la Vérité et la Justice.

- De l’autre, une masse écrasante d’anti-dreyfusards, qui regroupent les gouvernements successifs, presque tout le personnel politique, l’armée, l’Église romaine, la Justice, l’Académie Française et la quasi-totalité des quotidiens nationaux et régionaux, à l’exception de L’Aurore et du Siècle. Leurs valeurs sont la Loi, l’Ordre et la Patrie. Mais il existe en réalité deux types bien différents d’anti-dreyfusards : d’une part, des extrémistes, anti-républicains, monarchistes, nationalistes, antisémites et bellicistes (Drumont, Déroulède, Guérin), qui se saisissent de l’Affaire comme d’une bonne occasion pour renverser la République honnie ; de l’autre, des républicains dits “modérés”, pour qui l’agitation autour de Dreyfus est un mauvais coup porté à la République et au prestige de l’armée, nécessaire à la Revanche, et qui s’imaginent stupidement la défendre en réprimant quelques trublions dreyfusistes.

Très lentement le rapport de forces finira par s’inverser, au fur et à mesure que les preuves de l’innocence de Dreyfus vont s’accumuler et que les républicains “modérés” commenceront à se rendre compte que les véritables et dangereux ennemis de la République ne sont pas les dreyfusards, mais les nationalistes et les antisémites. Mais pour en arriver là, il va falloir deux événements médiatiques de première importance :

- D’abord, le 13 janvier 1898, deux jours après l’acquittement d’Esterhazy par un Conseil de Guerre – ce qui équivaut à une deuxième condamnation de Dreyfus –, Émile Zola publie sur six colonnes, dans L’Aurore, son célèbre J’accuse, acte d’accusation lancé contre les dirigeants politiques et les haut-gradés coupables de forfaitures. Cela vaudra au grand écrivain d’être condamné à deux reprises à un an de prison et à une grosse amende et de devoir s’exiler pendant un an en Angleterre.

- Ensuite, en août 1898, le nouveau ministre de la Guerre, Godefroy Cavaignac, apprend par hasard que le document sur la base duquel Dreyfus a été condamné en 1894 est un faux fabriqué par Henry, qu’il fait arrêter et que l’on retrouve opportunément “suicidé” dans sa cellule, le 31 août 1898.

La demande en révision déposée aussitôt par la femme de Dreyfus est déclarée recevable le 29 octobre suivant et, malgré les manœuvres dilatoires du gouvernement (loi dite “de dessaisissement” visant à dessaisir la chambre criminelle jugée trop favorable à la révision), elle aboutit le 3 juin 1899, à la cassation du procès de 1894. Le nouveau procès de Dreyfus a lieu à Rennes au cours du mois d’août 1899 et, bien que Walsin-Esterhazy ait avoué être l’auteur du bordereau d’où est partie toute l’affaire cinq ans plus tôt, Dreyfus est de nouveau condamné, le 9 septembre, mais « avec circonstances atténuantes » : verdict à la fois inique et absurde, qui contribue à discréditer la République Française dans le monde. 

* La troisième phase commence à la libération de Dreyfus et s’achève en 1906 par sa réhabilitation définitive, grâce aux efforts de Jean Jaurès. Dreyfus est gracié dès le 19 septembre 1899 par le nouveau président de la République, Émile Loubet, et le gouvernement Waldeck-Rousseau prépare aussitôt une loi d’amnistie, qui est votée par les deux chambres en décembre 1900. Zola, Mirbeau et Joseph Reinach la dénoncent vigoureusement car, sous prétexte de pacifier les esprits et de rétablir la concorde, l’amnistie sacrifie la justice en renvoyant dos à dos les criminels et les innocents, les faussaires et les défenseurs de la Vérité. De son côté, si Dreyfus a accepté sa grâce, il n’en continue pas moins de se battre pour imposer la révision du procès de Rennes. Il obtiendra satisfaction le 12 juillet 1906 et sera réintégré dans l’armée.

 

Les raisons d’un engagement :

 

Longtemps sous-estimé, quand il n’était pas carrément passé sous silence, le rôle de Mirbeau dans l’Affaire a fini tardivement par être reconnu. C’est à partir de la fin novembre 1897 qu’il s'est engagé passionnément, courageusement et généreusement, dans la lutte pour la révision et qu’il a mis tout son génie de pamphlétaire et tout son entregent au service de la cause de la Vérité et la Justice. Pourtant cet engagement n’allait pas de soi : en effet, Dreyfus était un officier, un « galonnard » comme disaient les anarchistes, dont on pouvait imaginer qu’il n’eût pas hésité à faire tirer sur des grévistes, comme à Fourmies le 1er mai 1891, si on lui en avait donné l’ordre ; Dreyfus était un riche bourgeois, et il n’était pas évident, pour le défenseur des démunis et des sans-voix, de se battre pour un privilégié qui ne partageait probablement pas du tout ses valeurs ; enfin Dreyfus était juif et, à cette époque, à gauche et à l’extrême gauche, chez les anarchistes et les socialistes, on identifiait encore bien souvent Juifs et oligarchie, et l’antisémitisme pouvait passer pour une opposition au capitalisme et au règne de l’argent. Bref, pour s’engager en faveur du capitaine Dreyfus et risquer son emploi, sa liberté, voire sa vie, il fallait passer par-dessus son appartenance de caste, de classe et de “race” et ne voir en lui qu’un homme victime d’une très grave injustice, doublée de forfaitures diverses, et qu’il convenait donc impérativement de défendre pour des raisons éthiques fondamentales.

C’est ce dont Mirbeau essaie de convaincre les prolétaires réticents à s’engager, et dont c’est pourtant l’intérêt vital que de manifester leur solidarité à une victime de l’armée factieuse : « L’injustice qui frappe un être vivant – fût-il ton ennemi – te frappe du même coup. Par elle, l’Humanité est lésée en vous deux. Tu dois en poursuivre la réparation, sans relâche, l’imposer par ta volonté, et, si on te la refuse, l’arracher par la force, au besoin. En le défendant, celui qu’oppriment toutes les forces brutales, toutes les passions d’une société déclinante, c’est toi que tu défends en lui, ce sont les tiens, c’est ton droit à la liberté, et à la vie, si précairement conquis, au prix de combien de sang ! Il n’est donc pas bon que tu te désintéresses d’un abominable conflit où c’est la Justice, où c’est la Liberté, où c’est la Vie qui sont en jeu et qu’on égorge ignominieusement, dans un autre. Demain, c’est en toi qu’on les égorgera une fois de plus... » (« À un prolétaire », L’Aurore, 8 août 1898).

Mais s’il est vrai que la participation du prolétariat à ce qu’il appelle « la résistance » est indispensable, celle des intellectuels, au sens sociologique du terme, l’est tout autant, car ils sont supposés, de par leurs professions, défendre un patrimoine de l’humanité face au déferlement de barbares qui se profile à l’horizon. C’est pourquoi il leur lance également un vibrant appel  à s’engager à leur tour : « Est-ce que de tous les points de la France, professeurs, philosophes, savants, écrivains, artistes, tous ceux en qui est la vérité, ne vont pas, enfin, libérer leur âme du poids affreux qui l'opprime... Devant ces défis quotidiens portés à leur génie, à leur humanité, à leur esprit de justice, à leur courage, ne vont-ils pas, enfin, comprendre qu'ils ont un grand devoir... celui de défendre le patrimoine d'idées, de science, de découvertes glorieuses, de beauté, dont ils ont enrichi le pays, dont ils ont la garde ?… »   (« Trop tard », L'Aurore, 2 août 1898).

Si Mirbeau se bat de la sorte pour l’union des prolétaires et des intellectuels, c’est qu’il a très tôt compris les enjeux de la bataille qui s’engageait, et c’est pourquoi il a pris l’initiative de la deuxième pétition, dite « des intellectuels », qui a paru dans L’Aurore le 16 janvier 1898, cinq jours après J’accuse : les signataires y dénoncent les « irrégularités commises dans le procès Dreyfus de 1894 » et le « mystère qui entoure le procès du commandant Esterhazy » (acquitté le 11 janvier), et, « persuadés que la nation tout entière est intéressée au maintien des garanties légales, seule protection des citoyens dans un pays libre », ils « demandent à la Chambre de maintenir les garanties légales des citoyens contre l’arbitraire ». Mirbeau place ainsi l’affaire Dreyfus au plus haut niveau, sur le terrain des libertés, collectives et individuelles, qui ne peuvent être protégées que par un strict respect des lois, alors que l’armée se conduit en factieuse et que le gouvernement, en bafouant ouvertement la loi, menace gravement les libertés publiques, auxquelles un libertaire et un individualiste tel que lui est viscéralement attaché.

À cette défense des droits fondamentaux s’ajoutent probablement des considérations politiques. Car, dans son entreprise de dessillage des yeux de lecteurs et électeurs crétinisés, l’Affaire constitue une bonne occasion de démontrer, par l’expérience, le vrai visage des gouvernements prétendument républicains, de démystifier la duperie d’élections qui conduisent à se choisir des maîtres sans pouvoir les contrôler ni leur faire rendre des comptes, et à stigmatiser le danger représenté par l’alliance liberticide du sabre et du goupillon. C’est ce à quoi Mirbeau va s’employer dans tous ses articles de L’Aurore, auquel il collabore à partir d’août 1898, parce que, au Journal de Fernand Xau, il est complètement bridé.

 

Mirbeau dans la bataille :

 

            L’engagement de Mirbeau dans la bataille dreyfusiste a pris toutes sortes de formes :

            - Il intervient dès le 28 novembre 1897, trois jours après Zola, et pose d’emblée les enjeux de la bataille qui s’engage.

            - Il rédige, on l’a vu, le texte de la pétition des intellectuels (16 janvier 1898).

            - Il participe aux réunions informelles des dreyfusistes, dans les bureaux de la Revue blanche ou de L’Aurore.

- Le 8 août 1898, il paye de sa poche la grosse amende d’un montant de 7 555,25 francs, avec les frais du procès (soit environ 25 000 € d’aujourd’hui, et même largement plus du double, en termes de pouvoir d’achat), à laquelle a été condamné Zola pour son J’accuse. Le 30 août, il obtient de Joseph Reinach les 40 000 francs qui vont permettre à Zola de payer une autre amende (pour diffamation envers les pseudo-experts en graphologie) et lui éviter ainsi la saisie.  

            - Lorsqu’il apparaît qu’un « coup de force » est en préparation, il signe l’appel à la mobilisation lancé à tous les républicains, quelle que soit leur obédience (23 octobre 1898).

- Malgré sa paradoxale timidité, il prend part, à la tribune, à de multiples réunions publiques à Paris et en province, au risque, parfois, de se faire tabasser par les nationalistes et antisémites, comme à Toulouse, en décembre 1898, et à Rouen, en février 1899. À la veille du procès de Rennes, il mène campagne en Normandie.

- Il tient régulièrement Zola au courant de l’évolution de sa situation, il va le voir en Angleterre, il est chargé par lui de toutes les démarches visant à lui épargner la saisie, et il soutient inlassablement le moral d’Alexandrine Zola. Il va aussi à plusieurs reprises rendre visite à Picquart en prison. Il témoigne au procès d’Urbain Gohier.

- Il prend l’initiative d’un Livre d’hommage des lettres françaises à Émile Zola (« Un matin chez Émile Zola », juillet 1898) et préface le livre d’Hommage des artistes à Picquart (« Derrière un grillage », février 1899).

- Il assiste avec une indignation croissante au procès d’Alfred Dreyfus à Rennes, en août 1899 ; il a une altercation avec Arthur Meyer, qu’il expulse de l’hôtel ; il participe aux réunions des dreyfusards présents ; il signe la lettre collective adressée à Dreyfus le soir du verdict.

- Et surtout il fournit à  L’Aurore une cinquantaine d’articles pendant un an. Son rôle n’est pas de suivre au jour le jour les péripéties de l’Affaire, comme le fait Clemenceau, ni de prouver l’innocence d’Alfred Dreyfus en contestant pied à pied les accusations lancées contre lui, comme le fait Jaurès, ni de trouver les moyens juridiques de faire casser le jugement, ce qui est le travail des avocats Labori et Demange : il n’est ni un enquêteur, ni un expert, ni un juriste. En revanche, il lui appartient de secouer l’inertie des masses, de rendre confiance aux dreyfusards chaque fois que la cause semble perdue, de mobiliser les intellectuels (« Trop tard ! »), d’obtenir le soutien de la classe ouvrière (« À un prolétaire »), de passer des alliances avec des fractions de la classe dirigeante et des politiciens républicains dans l’espoir d’inverser le rapport de forces, et de ridiculiser les ennemis (l’armée, les gouvernements successifs, les antisémites et les nationalistes) afin de les décrédibiliser et de les réduire à leur minimum de malfaisance.

            À cette fin, il recourt avec prédilection à différents moyens :

            - La caricature qui, en forçant les traits, en exagérant pour les besoins de l'effet, permet de clouer ses cibles au pilori du ridicule et de mettre en lumière ce qui est caché.

- L'interview imaginaire de personnalités du monde politique (Charles Dupuy), judiciaire (Mazeau) ou littéraire (François Coppée) : en leur prêtant des propos absurdes ou monstrueux, il les disqualifie et leur fait perdre toute respectabilité. 

            - L'humour noir qui, en présentant comme allant de soi des choses aberrantes ou horrifiques et en bousculant les convictions morales des lecteurs, participe d'une pédagogie de choc destinée à les obliger à réagir.

- La démonstration par l'absurde, chaque fois que la logique de l'adversaire est poussée jusqu'à ses conséquences les plus aberrantes ou terrifiantes, ce qui mine tout l'édifice de ses valeurs.

Après la libération de Dreyfus, Mirbeau dénoncera la monstrueuse loi d’amnistie (décembre 1900) et sera un des très rares dreyfusards à rester fidèle à Alfred Dreyfus et à lui manifester durablement son admiration, son respect et sa reconnaissance.

            Les articles de Mirbeau pendant l’Affaire ont été recueillis en 1991 sous le titre L’Affaire Dreyfus (Librairie Séguier). Un choix de ces articles a paru en septembre 2009 chez un éditeur de Bruxelles, André Versaille, sous le titre Dreyfusard !

P. M.

Bibliographie : André Hélard, « Mirbeau vu par la presse rennaise pendant le procès de Dreyfus », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 221-227 ; Gérard de Lacaze-Duthiers, « Sur Octave Mirbeau », La Critique, 15 octobre 1899 ; Yannick Lemarié, « Octave Mirbeau, l’Affaire et la littérature de combat », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, 2000, pp. 95-108 ; Pierre Michel et  Jean-François Nivet, préface de L’Affaire Drefus, Séguier, 1991, pp. 9-42 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : de l’antisémitisme au dreyfusisme », Mil neuf cent, n° 11, 1993, pp. 118-124 ; Pierre Michel, « L’Opinion publique face à l’Affaire, d’après Octave Mirbeau », Actes du colloque de Tours sur Les Représentations de l’affaire Dreyfus dans la presse en France et à l’étranger, Littérature et nation, n° hors série, 1995, pp. 151-160 ;  Pierre Michel, notice « Octave Mirbeau », Société internationale de l’affaire Dreyfus, bulletin n° 4, hiver 1997-1998, pp. 73-74 ; Pierre Michel,  « Introduction biographique » au tome III de la Correspondance générale de Mirbeau, L'Age d'Homme, 2009, pp. 11-19  ; Pierre Michel, « Mirbeau et le paiement de l’amende de Zola pour J’accuse », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 211-214 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau, l’intellectuel éthique », dans les Actes du colloque Être dreyfusard hier et aujourd'hui, Presses Universitaires de Rennes, septembre ; Yvette Mousson, « Le Style de Mirbeau dans ses Combats politiques et L’Affaire Dreyfus », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, mai 1996, pp. 46-51  ; Jean-François Nivet, « Octave Mirbeau et l’affaire Dreyfus », Cahiers Naturalistes, n° 64, 1990, pp. 79-101 ; Jean-François Nivet, notice « Octave Mirbeau », in L’Affaire Dreyfus de A à Z, Flammarion, 1994, pp. 250-254 ; Philippe Oriol, « Trois lettres inédites de Mirbeau à Alfred Dreyfus », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 175-179 ; Séverine, « Mirbeau à Rennes », Les Cahiers d’aujourd’hui, n° 9, 1922, pp. 105-108.


AMBIGUITE

Mirbeau est un pamphlétaire et un intellectuel engagé, qui n’a cessé de se battre pour les valeurs qu’il a faites siennes après son grand tournant de 1884-1885. À ce double titre, on pourrait le soupçonner d’être, pour les besoins des causes qu’il sert, peu sensible aux indispensables nuances, ou aux contradictions qui sont dans les choses, et de nous marteler ses convictions comme des certitudes inébranlables. De fait, il lui arrive parfois, dans ses chroniques, de se laisser emporter par un enthousiasme, que certains jugent excessif, pour les grands dieux de son cœur, ou au contraire de céder à la colère et à l’indignation, et de frapper trop fort, ou à côté de la plaque, quitte à le regretter aussitôt et à battre publiquement sa coulpe. Pour autant il serait erroné de voir un bloc de certitudes chez un homme qui, au contraire, est déchiré par des doutes lancinants et qui n’a en lui-même et en ses moyens qu’une confiance des plus limitées, comme en témoigne sa correspondance. Son œuvre littéraire en offre une illustration : à la différence d’articles rédigés dans la hâte ou le dégoût et où prime le souci de l’efficacité immédiate, ses romans et ses pièces de théâtre sont placés sous le signe de l’ambiguïté. Ne se considérant nullement comme le détenteur de vérités irréfutables, il prend le plus grand soin de ne jamais asséner de conclusions pré-mâchées, dût le lecteur en quête de certitudes se sentir quelque peu frustré et mal à l’aise.

À la différence des militants politiques, quelle que soit leur obédience, Mirbeau n’a jamais sacrifié son éthique ni son esthétique aux prétendues exigences du combat politique, au nom d’un prétendu “réalisme”. Refusant à la fois le vulgaire divertissement et la manipulatrice  propagande, les illusions du naturalisme et l’irresponsabilité de l’art pour l’art, il a fait de l’ambiguïté un principe à la fois éthique et esthétique. Principe éthique, parce qu’il est lui-même traversé de contradictions – qu’il n’a garde de camoufler – et qu’il est bien souvent tenaillé par le doute. Principe esthétique, car il condamne toute œuvre à thèse, qui serait la négation même du rôle de l’artiste. S’il se fixe bien pour objectif l’affranchissement intellectuel d’une partie de son lectorat (mais sans se faire d’illusions), il n’entend pas pour autant céder à la tentation de la littérature didactique, ni a fortiori de l’œuvre à thèse, car, loin d’ouvrir les esprits, ce type d’œuvres les enferme dans les a priori idéologiques de l’auteur et rétrécit en conséquence l’horizon intellectuel. L’individualisme farouche d’un libertaire tel que Mirbeau, politiquement et littérairement incorrect, exclut l’enrôlement sous quelque bannière que ce soit, fût-elle “anarchiste”. Pour lui, l’œuvre idéale est celle qui, indépendamment des intentions conscientes de l’écrivain, ouvre sur le monde le plus d’aperçus et contribue du même coup à “éduquer” les lecteurs, à commencer par tous ceux qui n’ont jamais droit à la parole et qui constituent, pour les mauvais bergers de toute obédience, un troupeau mené à la boucherie... ou aux urnes.

Bien sûr, ses œuvres littéraires ne sont pas dépourvues de sens, car, si l’univers n’en a aucun, Mirbeau considère qu’il est de son devoir d’aider les hommes à en donner un à leurs vies pour les rendre moins insupportables. Mais ce sens n’est pas affirmé a priori et il appartient à chaque lecteur ou spectateur de l’élaborer, en toute liberté. On peut, certes, contester la dérangeante vision du monde, de la société et des hommes, qui transparaît à travers toute son œuvre. Mais ses romans ou ses pièces  ne sont jamais univoques pour autant, et c’est précisément l’ambiguïté de leur portée et les contradictions dont ils témoignent qui leur confèrent une permanente actualité. Ne citons que quelques exemples. L’Abbé Jules (1888) ne nous présente nullement un modèle d’éducation alternatif et le héros éponyme, souvent odieux et incohérent, constitue davantage un contre-exemple à ne pas suivre. Le Jardin des supplices (1899) manifeste une fascination pour l’horreur qui affaiblit quelque peu la dénonciation des atrocités coloniales et qui met à mal les rassurantes notions de bien et de mal. Dans Le Journal d’une femme de chambre (1900), s’il est vrai que Célestine est souvent la porte-parole du romancier, elle se fait aussi la complice d’un voleur, Joseph, en qui elle voit de surcroît un violeur et un assassin d’enfant, brouillant une nouvelle fois les repères moraux du lecteur. Dans La 628-E8 (1907), l’hymne à l’automobile comporte aussi des développements inattendus, où l’écrivain humaniste se mue en un écraseur dépourvu de toute humanité. Dans Les affaires sont les affaires (1903), Isidore Lechat est un prédateur parfaitement odieux et un nouveau riche grotesque, mais en même temps Mirbeau ne peut s’empêcher d’admirer son sens des affaires et de reconnaître qu’il joue un rôle économique paradoxalement progressiste. Même sa pièce sociale Les Mauvais bergers (1897), qui pourrait paraître manichéenne au premier abord, n’échappe pas à cette volontaire ambiguïté : l’anarchiste Jean Roule et la pasionaria Madeleine sont aussi des mauvais bergers, puisqu’ils conduisent les ouvriers grévistes au sacrifice ; et, au dénouement, seule la mort triomphe, sans qu’aucune issue soit envisagée, ce qui a incité bien des critiques de l’époque à reprocher au dramaturge de ne pas proposer de solution à la « question sociale »

Mirbeau est avant tout un inquiéteur, qui nous oblige à nous interroger sur nos habitudes et nos préjugés, mais il ne nous impose aucune alternative et ne souhaite exercer aucune autorité.

Voir aussi les notices Contradiction, Éthique, Engagement, Lucidité, Vérité et Autofiction.

P. M.

 

Bibliographie : Pierre Michel, « Les Contradictions d’un écrivain anarchiste »,  in Actes du colloque de Grenoble, Littérature et anarchie, Presses de l'Université du Mirail, Toulouse, 1998, pp. 31-50 ; Pierre Michel, « Mirbeau et Camus : éthique et ambiguïté », in Actes du colloque de Lódz, Manipulation, mystification, endoctrinement, Wydawnictwo Uniwersytetu Lódziego, 2009, pp. 157-169.

 


AMITIE

Si le Mirbeau amoureux ne laisse pas de susciter encore certains questionnements – y compris après que l’on a identifié en Juliette la goule Judith Vimmer – avec l’amitié, nous touchons au cœur  sensible de ce « grand énergumène ardent, sensible, généreux et tendre ». Toutes les composantes paradigmatiques de l’amitié sont en effet réunies dans la pratique, par l’homme Mirbeau, de cette vertu ; le sens du dévouement jusqu’au sacrifice ; le caractère irréductible à la raison de cet élan, une sorte de parce que c’était lui, parce que c’était moi à la façon mirbellienne ; les sautes d’humeur inédites, qui resserrent les liens ; ou, à l’inverse, la passion amicale inconditionnelle qui finit par virer à la haine ; la capacité de l’objet de l’exécration passée de se muer en figure christique révérée (Zola) ; la dimension mystique de la relation poussée à la vénération (Monet, Rodin) ; la profondeur du sentiment de fraternité et d’humanité, enfin.

Les formes mêmes que revêt l’amitié chez Mirbeau sont multiples, et entreraient volontiers dans les cadres d’une typologie non exhaustive : Monet, ou l’amitié esthétique ; Pissarro, ou l’amitié filiale ; Paul Hervieu, ou l’amitié sensible ; Jules Huret ou Léon Daudet, ou l’amitié fraternelle ; l’amitié paternelle, enfin, sous l’espèce des relations entretenues avec les protégés Marguerite Audoux, Alfred Jarry, ou Remy de Gourmont.

S’il convient d’avoir à l’esprit que le désir est le moteur de l’acte esthétique, on doit convenir que, dans le cas de l’auteur des Mémoires de mon ami, la philia accompagne ou remplace presque la libido, en bonne place, à tout le moins, au rang des énergies créatrices. Si Mirbeau flagella sans faiblir les fausses vertus de l’honneur ou du devoir, il ne badina pas avec celle, profondément humaine, de l’amitié, qui fait affleurer non seulement l’homme en l’homme, mais le frère.

Amitié artistique, filiale, fraternelle, voire amoureuse. On en observera la permanence en même temps que la plasticité, attendu que ni l’âge, ni les tendances esthétiques ou les affinités politiques, ni les traits de caractère, ne permettent de déceler un portrait-type de l’ami familier de Mirbeau. Force est de reconnaître que, pour ce misanthrope endurci, ce sceptique écorché vif, l’attente affective fut sans doute aussi exigeante et intense, que la pleine et effective satisfaction de cette vertu s’avéra décevante, ici bas. La preuve en est que les liens d’amitié véritable sont rares, dans l’œuvre ; s’ils existent, ils se déclinent volontiers sur le mode paradoxal, comme l’amour, du reste.

Ainsi des relations de Sébastien et Bolorec (Sébastien Roch, 1890), de celles du jeune Dervielle et de son oncle d’abbé (L’Abbé Jules, 1888), ou du lien solidaire qui s’esquisse entre Célestine et ses infortunés compagnes (Le Journal d’une femme de chambre, 1900), ou du tandem éphémère formé par Mintié et son mentor Lirat (Le Calvaire, 1886) : ils manifestent avant tout leur vulnérabilité face à l’implacable caractère transitoire de toute entreprise humaine : la mort, l’incommunicabilité entre les êtres, la trahison, conduisent en dernier ressort les individus à se tourner vers l’amitié de… la bête. À cet égard, Dingo (Dingo, 1913) occupe une place emblématique, qui cristallise toutes les vertus, en authentique parangon de cette amitié inspirée de l’éthique humaniste d’Aristote, mais actualisée par la référence  pessimiste à Schopenhauer, qui préconisait de se méfier de ses amis comme s’il s’agissait d’ennemis.

Il est significatif que l’impulsion des premiers travaux sur l’œuvre de Mirbeau se soit appuyée sur la découverte de la correspondance avec Alfred Bansard des Bois : rarement tonalité épistolaire n’emprunta aussi singulièrement à une rhétorique de la passion vive et sincère. Celle-ci décline l’inépuisable gamme des manifestations littéraires de l’amitié condamnée à faire face à l’éloignement physique. « Mon cher Pylade », « Ma vieille branche chérie », « Ma vieille branche », « Tuus », « Alfredo caro mio », « Cher cruel », « Cher », « Mon excellent ami », « Frère », « Mon vieux », égrènent le chapelet des hypocorismes en guise de formules d’ouverture ; « Tibi », « Ton vieux pour la vie », « Ton bien dévoué », « À toi pour la vie », renouvellent l’écriture des clôtures. Et Mirbeau de s’expliquer : « Le cœur, lui aussi, a sa poésie qui se chante sur la musique de l’amitié...  »

Certes, la profondeur du sentiment n’affleure pas à tous les coups d’une façon identique sous la plume de Mirbeau (Maupassant, Bergerat et Hennique ne sont-ils pas, par exemple, les seuls privilégiés à jouir du tutoiement ?). On ne peut pour autant le suspecter d’insincérité. C’est dans cette pratique personnelle, où il s’engage comme en toute entreprise, où se joue une certaine image de l’homme, que se pressentent peut-être le mieux les composantes féminines du caractère de Mirbeau.

Voir aussi les notices Amour, Bansard, Hervieu, Huret, Maupassant, Monet, Pissarro, Rodin, Zola et Lettres à Alfred Bansard des Bois.

S. L.


AMOUR

Mirbeau est un grand démystificateur de ce sentiment mythique (et mystificateur par excellence) qu’on appelle l’amour. Non pas, certes, qu’il en nie l’existence : il est bien placé pour savoir, par expérience, qu’il est à la fois « la grande maladie et le grand espoir de l’humanité » (« L’Idéal », Le Gaulois, 24 novembre 1884) et qu’on résiste mal à ce besoin qui nous pousse vers l’autre dans le vain espoir de trouver une inaccessible plénitude et d’entendre à son contact, comme Jean Mintié, dans Le Calvaire (1886), « le langage divin de l’amour ». Mais il sait aussi qu’on y laisse le plus souvent des plumes et que le mythe de l’amour n’en est que plus dangereux pour les futurs adultes, qui gobent ingénument tous ses mensonges, dans un environnement culturel propice, où tout se passe comme si l’amour devait être la seule préoccupation des humains. Certes, «  l’amour a du bon », reconnaît-il, « on lui doit, dans la jeunesse, des heures d’illusion charmante, des croyances vite déçues, et des douleurs aussi, rarement fécondes. De plus, il invite l’homme à des actes anormaux, les uns tragiques, les autres comiques, tous ou presque tous d’une démence significative, dont l’étude est intéressante, mais trop encombrée. Enfin, il continue l’espèce, malgré lui. L’amour est  la fois délicieux, extravagant, déshonorant, abêtissant, criminel et reproducteur. Il est donc juste qu’il ait, dans la littérature, la place importante qu’il occupe dans la vie. Mais, dans la vie, il n’y a pas que l’amour. Oserai-je dire qu’il y a beaucoup d’autres choses, sans qu’il y paraisse ? » Malheureusement, « le public veut de l’amour et ne veut que de l’amour. Les littérateurs sont bien forcés d’en vendre. Ils en vendent en boîte, en sac, en flacon, en bouteille. Ils en vendent de frais, de conservé, de mariné, de fumé. L’étonnant est qu’après en avoir tant vendu, ils en aient encore à vendre, sous quelque forme que ce soit » (« Amour ! Amour ! », Le Figaro, 25 juillet 1890).

Il s’avère que ce qu’on désigne par ce mot passe-partout, beaucoup trop pratique pour être honnête, recouvre une marchandise fort peu recommandable, si on y regarde de plus près. Il s’agit le plus souvent d’un sentiment complexe, tout à la fois égoïste, aveugle, incontrôlable, irrationnel et destructeur, qui, nonobstant toute la littérature qui le chante et le spiritualise, ne fait en réalité qu’obéir au vouloir-vivre épars à travers tous les êtres vivants et qui les pousse à s’unir pour se reproduire avant de mourir : « La Nature, qui sait ce qu'elle fait et qui n'a souci que de vie, de toujours plus de vie, a voulu que nous fussions bêtes devant la femme, comme une dévote devant un Dieu de miracle, et que, en dépit de nous-mêmes, nous nous destinions à être les dupes éternelles de ce besoin obscur et farouche de création qui gonfle et mêle à travers l'univers, tous les germes, toutes les vivantes cellules de la matière animée. » (« Il est sourd », Le Journal, 18 août 1901).  

 Toute l’œuvre de Mirbeau, dans la lignée de Schopenhauer, vise, comme il l’avoue, à inspirer « la haine de l’amour ». Pour mieux y parvenir, il en donne deux images aussi dissuasives l’une que l’autre, mais dans des tonalités fort différentes.

 

La comédie de l’amour

 

Sur le mode de la farce et du grotesque, il nous révèle les dessous peu ragoûtants de ce sentiment présenté par la littérature comme une source d’élévation spirituelle, voire de chevaleresques exploits ou de poèmes sublimes. Ainsi, dans  Les Amants (1901), il tourne en dérision  les conventions du langage amoureux et la mystificatrice (mais rémunératrice) littérature à l’eau de rose qui en fait ses choux gras : les grotesques échanges des faux amoureux bêtifiants dévoilent l’inanité des  illusions de l’amour, témoignent de cette fausse monnaie qu’est le langage et illustrent l’incommunicabilité entre les sexes, qui restent radicalement étrangers l’un à l’autre et murés chacun dans sa solitude. L’amour n’est alors qu’une grossière comédie que se jouent l’un à l’autre les deux partenaires pour essayer de duper l’autre et d’obtenir ce qu’ils attendent de lui. Mais, au cours de ces épisodes d’instrumentalisation réciproque, ils continuent d’être sur des planètes différentes et ne sont jamais sur la même longueur d’ondes, d’où de perpétuels malentendus, et « l’abîme » qui les sépare reste « infranchissable » (« Vers le bonheur », Le Gaulois, 3 juillet 1887). Dès lors, les retrouvailles finales sur l’oreiller, ou sur le banc de pierre propice aux effusions (« ton âme... ta bouche... ton... »), ne peuvent être qu’éphémères : en retrouvant leur conscience et leur dignité en même temps que leurs vêtements, ils seront de nouveau deux étrangers face à face. Les contes recueillis dans Amours cocasses, sur un ton également léger et dans des situations plutôt scabreuses, confirment cette étrangeté des sexes qui, à la réflexion, lors même qu’on vient d’en rire, devrait plutôt inciter à la tristesse.

 

La tragédie de l’amour

 

Sur le mode sérieux, voire pathétique, mélodramatique ou tragique, Mirbeau voit dans ce qu’il est convenu d’appeler « amour » un piège tendu par la nature aux desseins impénétrables et qui se sert de la femme comme appât pour les mâles. Il n'est qu'une effroyable torture en même temps qu’une source de déchéance morale. Car l’amour que peint Mirbeau, à la façon de son ami Félicien Rops, ce n’est pas  « l'amour frisé, pommadé, enrubanné », dont les fabricants de romans de salon font un usage immodéré, mais « l'amour barbouillé de sang, ivre de fange, l'amour aux fureurs onaniques, l'amour maudit, qui colle sur l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines, lui pompe les moelles, lui décharne les os » : « Si vous saviez de quoi c’est fait, cet amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures ! Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous seriez épouvanté » (Le Calvaire, chapitre III). Dans « Le Colporteur » (Gil Blas, 15 juin 1886), le narrateur conclut lapidairement : « De la bêtise et de la folie, beaucoup de boue et beaucoup de sang, c’est ça, l’amour ! » Même tonalité treize ans plus tard, quand  Mirbeau interpelle un magistrat de Bruges qui a cru bon d’interdire Le Jardin des supplices (1899) :  « Ô homme de la Justice et de la Loi, tu es un hypocrite. Tu sais mieux que quiconque, par ton métier et les passions qu’il dévoile et aussi qu’il engendre, ce que c’est que l’amour. Tu sais bien que ce n’est pas toujours la petite romance, la petite larme, la petite douleur, la petite fleur effeuillée aux mains des amoureux de théâtre. Tu sais que c’est une chose souvent terrible, une atroce douleur de luxure, un supplice sous lequel la pauvre humanité râle de souffrance » (« À un magistrat », Le Journal, 31 décembre 1899).

Plusieurs des romans écrits comme nègre, tels que L’Écuyère (1882),  La Belle Madame Le Vassart  (1884) ou La Duchesse Ghislaine (1886), sur des modes différents, sont déjà des tragédies de l’amour et déclinent des variations sur le thème de l’impossibilité, pour les couples, de se comprendre et de s’aimer en même temps, et sur la fatalité tragique qui en découle : « Deux êtres se rencontrent, causent, se mettent à s’adorer. Le premier choc est si violent que tout s’écroule autour d’eux, tout, passé, présent et avenir. Il y a table rase et vie toute nouvelle. L’aimant est si irrésistible qu’il attire à travers les plus épais obstacles. Le premier baiser, qui n’a l’air de rien, qui rit, qui joue, qui blague, est le premier chaînon d’une chaîne qui va souvent jusqu’au crime, jusqu’au suicide, à travers le dégoût, le désespoir et les larmes. Il est déjà trop tard : le seul remède à l’amour, la fuite, n’est plus possible. Mais voici que tout ce à quoi, dans la joie foudroyante des premières étreintes, on n’avait pas pensé, apparaît vaguement d’abord, approche, fait un véritable siège de deux âmes, et se dresse enfin, fatal, inexorable, maudit » (« Roland », La France, 8 mai 1885).

Certes, le dénouement sanglant des romans reste une exception dans la vie. Mais les relations entre les sexes n’en sont pas moins, bien souvent, fort douloureuses, voire ravageuses, car elles reposent sur un éternel malentendu, et un abîme d’incompréhension les sépare à tout jamais, faisant du même coup de l’amour une duperie et, souvent, un duel mortifère : « J’ai eu des maîtresses que j’ai aimées huit jours, des blondes sentimentales et romanesques, des brunes farouches, impatientes du baiser, et l’amour ne m’a montré que le vide effroyable du cœur de l’homme, le trompe-l’œil des tendresses, le mensonge de l’idéal, le néant du plaisir… », raconte Jean Mintié du Calvaire, avant que de tomber sous les griffes de Juliette Roux et d’entamer sa descente aux enfers. Dans Mémoire pour un avocat (1894), l’amour apparaît comme une source d’aveuglement (« Aveuglé par l’amour, je n’ai vu que sa beauté », écrit par exemple le narrateur), comme une faiblesse indigne de l’homme et surtout comme la perte irréparable de sa personnalité : « Je songeais que pas une fleur n’était demeurée dans les jardins de mon cœur, et que, tous les jours, à toutes les minutes, [...] il tombait quelque chose de moi, de mes pensées, de mes amours, de mes espoirs, quelque chose de mort à jamais et qui jamais plus ne renaîtra. » Même vision radicalement pessimiste dans le commentaire que fait Mirbeau d’un roman de Paul Bourget : « Une aurore d’enthousiasmes, de croyances et de bonheurs qui se lève sur notre jeunesse, et puis l’amour vient – oh ! si vite ! –, l’amour qui souffle comme un fléau sur toutes les belles fleurs d’humanité, les dessèche et les fait mourir. Dès lors, il ne reste plus rien à l’homme que des doutes, des mensonges et des douleurs ; son cœur est flétri ; ses rêves, aux formes si nobles, sont devenus des proies impures, vers lesquelles il se rue et qu’il ne peut même plus étreindre ; et, dans son impuissance à se soustraire aux fatalités qui le poursuivent et l’angoissent, il se traîne pantelant, de tortures en supplices, du néant de la vie au néant de la mort » (« Un crime d’amour »  Le Gaulois, 11 février 1886).

Aux difficultés “naturelles” de l’amour, s’ajoutent celles dues aux conditionnements socio-culturels, et Mirbeau sénonce les effets désastreux des lois et des religions, des interdits sociaux et de la culpabilité morale : « Chez les peuples civilisés, l’amour se complique de tous les mécanismes des lois sociales, de tous les préjugés moraux et, dans la lutte ouverte qu’engage l’amour contre ces préjugés et ces lois, il est d’expérience que c’est le premier qui succombe. Aussi, dans le roman comme au théâtre, ne voit-on luire et vibrer que des passions malheureuses ; le temps des pastorales et des églogues est mort avec Longus et Théocrite. L’amour moderne ne marche qu’accompagné de deuils, de folies, de trahisons, de dégoûts, de révoltes, de toutes les passions funestes de l’esprit. Et, toujours, trivial ou sublime, il y a du sang au dénouement. » (« Roland »). Quant aux « lois religieuses, dans une volonté de discipline et d’universelle domination, [elles] ont fait de l’amour, c’est-à-dire de l’éclosion éternelle de la vie. un épouvantail et un péché », de sorte que les deux types de lois, civiles et religieuses, « par les entraves légales ou morales qu’elles apportent à l’amour, ont été les principales causes de perversions sexuelles qui désolent l’humanité et sont un crime véritable contre l’Espèce » (« À un magistrat »).

Pour Mirbeau, il ne saurait décidément pas y avoir d’amour heureux !

Voir aussi Mariage et Sexualité.

P. M.

 

Bibliographie : Samuel Lair, « Éros victorieux », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 50-63 ; Pierre Michel, « Un chef-d’œuvre méconnu : Amants », numéro spécial Octave Mirbeau de L’Orne littéraire, Alençon, printemps 1992, pp. 61-68 ; Pierre Michel,  « Du calvaire à la rédemption », introduction au Calvaire, Éditions du Boucher, 2003,  pp. 3-16 ; Arnaud Vareille, « Amours cocasses et Noces parisiennes : la légèreté est-elle soluble dans l’amour ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 34-52 ; Robert Ziegler,  « La Croix et le piédestal dans Le Calvaire de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 35-51. 


ANARCHIE

ANARCHIE

 

            C’est en 1890, avec « Jean Tartas » (L’Écho de Paris, 14 juillet 1890),  que Mirbeau s’est rallié officiellement à l’anarchie, à laquelle il est resté indéfectiblement fidèle jusqu’à sa mort, alors que nombre d’écrivains, qui ont été fascinés un temps par l’anarchie, s’en sont rapidement détournés. En fait, cela faisait des années qu’il était déjà clairement anarchiste de pensée, sans le crier sur les toits, et ses premiers romans officiels, comme nombre de ses chroniques depuis la fin 1884, en apportent  de nombreuses confirmations. Car c’est vers 1884-1885 qu’il a découvert Tolstoï, Spencer et Kropotkine et que sa vision du monde et de la société a véritablement pris corps. Mais on pourrait même remonter plus loin encore dans le temps et dégager, de ses chroniques anonymes de L’Ordre bonapartiste (voir Bonapartisme), voire de ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard, les prémices de l’anarchisme futur. Reste à savoir ce qu’il faut entendre par le mot « anarchie » et en quoi Mirbeau peut s’en réclamer.

 

L’anarchie idéale

 

            Alors que le terme de « libertaire » est formé à partir d’un mot connoté positivement, la liberté, que Mirbeau souhaite « absolue », le mot « anarchiste » se définit négativement, par un refus : celui du pouvoir, sous toutes ses formes. Et, de fait, Mirbeau s’est constamment opposé aux pouvoirs à tous les niveaux, parce qu’il refuse radicalement tout ce qui opprime, exploite, aliène et tue les individus. Il n’a donc cessé d’en dénoncer les ravages : pouvoir du père (voir notamment Dans le ciel, 1892-1893), du professeur (voir surtout Sébastien Roch, 1890), du prêtre, du magistrat, du gouvernement, de l’industriel (voir Les Mauvais bergers, 1897), du financier (voir Les affaires sont les affaires, 1903) et de la presse de désinformation. Toutes les institutions qu’il juge répressives et mortifères, Mirbeau les a constamment démystifiées pour les faire apparaître aux lecteurs aliénés sous un jour nouveau pour eux. Le mot « État » permet de les regrouper toutes dans le même sac d’infamie, et c’est pourquoi, pour Mirbeau comme pour tous les anarchistes, il est la cible n° 1 : « L’État, c’est le plus grand, le seul criminel, l’État qui opprime, qui écrase l’individu. Il vous prend depuis votre naissance, où il vous enregistre, jusqu’à votre mort, où il vous enregistre encore » (Interview de Mirbeau par André Picard, Le Gaulois, 25 février 1894).

            Cette anarchie idéale, qu’il a faite sienne et qui devrait servir de boussole à l’action politique de tous ceux qui s’en réclament, Mirbeau l’a évoquée plaisamment dans un ancien article de 1883, à une époque où il travaillait pour le monarchiste Arthur Meyer : il y imaginait un royaume où n’existerait aucun des pouvoirs, aucune des institutions, ni aucune des corruptions de la société de son temps (« Royaume à vendre », Le Gaulois, 29 avril 1883). Après son ralliement officiel à l’idéal anarchiste, il explique que ce qui l’a séduit, « c’est avant tout le côté intellectuel, le règne de l’individualisme », qu’il oppose « aux stupides, aux dangereuses, aux annihilantes doctrines socialistes » (Interview de Mirbeau par André Picard, loc. cit.) : « L’anarchie, au contraire, est la reconquête de l’individu, c’est la liberté du développement de l’individu, dans un sens normal et harmonique. On peut la définir d’un mot : l’utilisation spontanée de toutes les énergies humaines, criminellement gaspillées par l’État » (Préface à La Société mourante et l'anarchie, de Jean Grave, 1893). « L’anarchie, ce n’est pas autre chose que de substituer à l’initiative de l’État l’initiative de l’individu », écrit-il à Paul Hervieu). C’est on ne peut plus vague !

Le problème, c’est de savoir par quoi remplacer l’État, accusé – abusivement – de tous les maux. « La prise au tas », préconisée par certains, est « une chose qui [le] choque ». À défaut, il lui semble qu’une structure minimale est nécessaire et qu’il faut bien des règlements et des fonctionnaires pour les faire appliquer, mais, précise-t-il,  « le moins possible » : « au point de vue administratif, la commune, cela me paraît suffisant. » L’ennui, c’est que, pour permettre à cette juxtaposition de communes autonomes de subsister, il faudrait « admettre la coïncidence du mouvement anarchiste chez tous les peuples », ce qui n’est pas demain la veille, comme il est bien obligé de le reconnaître (Interview de Mirbeau par André Picard, loc. cit.). Autrement dit, l’anarchie telle qu’il l’imagine relève bien de l’utopie.

Pour accélérer son avènement des plus improbables, certains anarchistes se sont mis en tête de  recourir à ce qu’ils appelaient « la propagande par le fait », c’est-à-dire des attentats supposés avoir une valeur pédagogique pour le bon peuple à conscientiser. Mirbeau leur a accordé un temps des circonstances fort atténuantes, dans la mesure où une partie de l’opinion a pu, en effet, être marquée par des attentats avant tout symboliques et sans effusion de sang (voir « Ravachol », L’Endehors, 1er mai 1892). Mais il s’est élevé clairement contre l’attentat, absurde autant que criminel, commis en janvier 1894 par Émile Henry (voir « Pour Jean Grave », Le Journal, 19 février 1894). À la propagande par le fait, il va désormais opposer la propagande par le verbe ; à la bombe chargée de fulmicoton, il préfère infiniment celle qui contiendra « de l’Idée et de la Pitié » ; à un renversement de l’État par la violence, il préfère devoir le triomphe de l’anarchie à « la justice seule de l’avenir » ; et quant aux maux de la société, à défaut de les éradiquer, ou même de les atténuer, il se contente, sans illusions, d’apporter, par le truchement des mots, sa très modeste contribution à la prise de conscience de leurs causes profondes.

 

Contradictions

 

L'anarchisme de Mirbeau n’est pas sans poser problème, car il se heurte à plusieurs contradictions.

* Son naturisme rousseauiste, qui fait de la nature comme valeur éminemment positive, fait mauvais ménage avec son obsession de « la loi du meurtre », qui est celle de la nature avant d’être devenue celle des sociétés, et avec son darwinisme revendiqué, dont une des conséquences pourrait être la domination des plus forts.

* Sa foi libertaire semble impliquer un minimum de confiance en l'homme et en ses possibilités d'action, alors que lui-même est profondément pessimiste et juge l’homme dominé par des instincts incontrôlables. Par-dessus le marché, il contribue à ruiner ce qu'il appelle « l'opium de l'espérance » (« Un mot personnel », Le Journal, 19 décembre 1897). Mais, sans un minimum d'espoir d’améliorations, l'action a-t-elle encore un sens ?

* Chez lui, l’intellectuel engagé est doublé d'un artiste, dont les exigences esthétiques ne sont pas toujours compatibles avec celles de l’action politique immédiate. Quand il écrit un roman ou une pièce de théâtre, sa préoccupation première n’est pas de savoir s’il va « désespérer Billancourt » ou, au contraire, entretenir la flamme. Ainsi un roman comme Le Journal d‘une femme de chambre, publié en 1900, baigne dans une noirceur plutôt décourageante, alors que, dans ses chroniques dreyfusardes de L’Aurore, Mirbeau faisait souvent preuve d’un optimisme volontariste destiné à galvaniser ses lecteurs.

* Son individualisme farouche, sa méfiance à l’égard de toute organisation et de toute discipline et son refus de la forme partidaire rendent difficile l’action collective, sans laquelle aucune transformation sociale en profondeur n’est concevable. Alors que la plupart de ses romans présentent des cas de révoltes individuelles, au demeurant vouées à l’échec, une seule traite de l’action collective, Les Mauvais bergers (1897), où Jean Roule réussit à convaincre les ouvriers de faire grève pour obtenir satisfaction sur un ensemble de revendications. Mais leur lutte collective n'aboutit qu'à un bain de sang et c’est la mort qui triomphe au cinquième acte, sans que soit évoquée, comme à la fin de Germinal, la moindre perspective de germinations et de récoltes futures.

* Son « amour de la vie », son dégoût de la violence et son « horreur du sang » ne le prédisposent pas à des révoltes et/ou révolutions qui, il le sait pertinemment, ne sauraient manquer d’avoir un prix en termes de vies humaines et de destructions, car la bourgeoisie est bien armée pour se défendre et ne se laissera évidemment pas déposséder sans résistance. « L’Idée et la Pitié » de la bombe à jeter sur un monde qui va à l’égout, c’est bien beau, mais cela a-t-il la moindre chance de suffire pour renverser l’État mis en place par la classe dominante ? Lui-même est d’ailleurs bien forcé de reconnaître qu’il y aura forcément des pertes par la suite, mais il refuse de s’appesantir sur cette peu réjouissante perspective, sous prétexte qu’« il ne faut pas s’émouvoir de la mort des chênes voraces », si elle permet à des tas d’humbles plantes de survivre : «  Ce sont là des tristesses humaines inséparables de toutes les luttes humaines et contre lesquelles on ne peut rien » (Préface à La Société mourante et l'anarchie, de Jean Grave, 1893). Un peu vite dit !

* Entre la lutte immédiate pour la Vérité et la Justice et l’objectif très lointain, voire carrément utopique, d’une société sans classes et sans État – « Je ne crois pas à l’avènement prochain de l’anarchie », avoue-t-il en février 1894 –, il y a, de toute évidence, solution de continuité, l’articulation ne va pas de soi, et rien ne vient combler un tant soir peu l’abîme qui sépare le présent du futur rêvé.

            Dès lors, que reste-t-il, sinon les mots ? Lucide, il sait pertinemment qu'ils seront impuissants à changer quoi que ce soit, ni en l'homme, « gorille féroce et lubrique », ni aux conditions sociales infligées aux masses dans le cadre de l'économie capitaliste... Mirbeau est un professionnel de l’écriture, non de l’action politique, et ce qui fait sa force en tant qu’écrivain constitue une faiblesse pour l’activiste. Il est bien resté jusqu’à sa mort « révolutionnaire » de cœur et en paroles, mais il a cessé depuis longtemps de croire à la Révolution, qui « n’est même plus possible » (voir son interview de 1911 par Georges Docquois). 

            Voir aussi Collectivisme, Désespoir, État, Liberté,  Politique, Spencer et Utopie.

P. M.

 

Bibliographie : Reginald Carr, Anarchism in France – The case of Octave Mirbeau, Manchester University Press, 1977 ; Pierre Michel, « L’Itinéraire politique de Mirbeau », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 96-109 ; Pierre Michel et Jean-François Nivet, « L’Itinéraire politique de Mirbeau », préface des Combats politiques d’Octave Mirbeau, Librairie Séguier, 1990, pp. 5-36 ; Pierre Michel, « Octave Mirbeau : les contradictions d’un écrivain anarchiste », in Actes du colloque de Grenoble, Littérature et anarchie, Presses de l'Université du Mirail, Toulouse, 1998, pp. 31-50 ;   Pierre Michel, « Octave Mirbeau et la question sociale », in Intégration et exclusion sociale, Anthropos, juin 1999, pp. 17-28 ; Philippe Oriol, « Littérature et anarchie : le cas Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 298-305.


ANECDOTE

Octave Mirbeau est friand d’anecdotes. Non seulement ses chroniques journalistiques en comportent un grand nombre (l’une d’elles s’appelle même « Nouvelles et anecdotes »), mais des romans tels que Le Journal d’une femme de chambre (1900) et La 628-E8 (1907) donnent souvent l’impression d’être une simple juxtaposition d’anecdotes, cependant que Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901) est constitué d’une cinquantaine de contes, qui sont en fait autant d’anecdotes relatées en quelques dizaines de lignes. La plupart sont totalement fictives et relèvent de la fantaisie, de la cocasserie ou de la caricature ; d’autres sont inspirées par des faits-divers ou des événements politiques d’actualité, notamment au cours de l’affaire Dreyfus ; d’autres encore par des événements vécus par Mirbeau lui-même et dont témoignent ses lettres, où il s’essaie aussitôt à les mettre en forme littéraire. Or l’anecdote n’a pas bonne réputation, ni auprès des gens prétendument de sens rassis, ni auprès des amateurs de littérature élitiste : elle ne fait pas très sérieux, bon nombre d’entre elles sont controuvées, et on peut avoir l’impression qu’elles ne s’adressent qu’à un public populaire peu exigeant et qu’elles ne visent bien souvent qu’à amuser ou épater la galerie, sans le moindre souci de la vérité. Comment expliquer alors cette prédilection de Mirbeau pour les anecdotes ?

* Une première explication pourrait venir de ce que, comme le note Jacques Noray, l’anecdote est  constitutive tout à la fois du roman réaliste, où l’on cultive « le petit fait vrai » qui contribue à conférer à des fictions « l’illusion de la réalité », comme dit Maupassant, et de la pratique journalistique la plus courante (pensons par exemple à l’abondantes, dans les grands journaux de l’époque, des rubriques de “nouvelles à la main”, c’est-à-dire d’histoires drôles, ou supposées telles). À ce double titre Mirbeau a pu être conditionné à accorder à l’anecdote une place privilégiée. Reste qu’il est en rupture avec le roman dit « réaliste » et qu’il n’a que mépris pour la presse de simple divertissement, c’est-à-dire de crétinisation (voir ce mot).

* Une deuxième explication possible tient à la décomposition progressive du roman que Mirbeau a entreprise au tournant du siècle, en recourant au collage et à la fragmentation (voir ces mots). Par opposition au roman de type balzacien ou zolien, qui est construit avec rigueur de façon à arriver là où le romancier omnipotent a décidé de le faire aboutir et qui entend présomptueusement embrasser la réalité sociale dans son ensemble, l’anecdote est parcellaire et ne représente qu’un fragment infinitésimal de cette réalité. Pour Mirbeau, l’univers est un chaos indéchiffrable, et bien fol serait celui qui prétendrait nous en apporter une explication et en dégager les lois immuables. En revanche, une anecdote isolée peut se révéler riche de signification : c’est sa portée symbolique et éclairante qui peut seule justifier qu’on y recoure, faute de quoi elle ne serait qu’un divertissement d’hilotes, comme Duhamel le dira du cinéma.

* Une troisième explication, complémentaire de la précédente, tient à l’extrême méfiance que Mirbeau manifeste à l’encontre de l’histoire (voir ce mot). Alors que la « grande histoire » nous donne du passé une image éminemment mensongère, tant à cause de la partialité des historiens que de l’insuffisance de leurs sources qu’un récit bien troussé permet de camoufler, une anecdote sans prétention, prise sur le vif, a beaucoup plus de chances de se rapprocher de la vérité humaine que de vastes reconstitutions prétendument historiques et éminemment suspectes.

* Enfin, il est clair que, chez Mirbeau, l’anecdote, même si elle est amusante, histoire d’appâter le chaland et de retenir l’attention de lecteurs médiocrement motivés, est fondamentalement dérangeante et susceptible de perturber les bonnes digestions : d’une part, en nous révélant des côtés durablement occultés de la vie psychique ou de la réalité sociale, bien sûr, et en contribuant, ce faisant, à la vaste entreprise de démystification et de désacralisation, en quoi elle est potentiellement subversive, ; mais aussi, d’autre part, en interrogeant le lecteur sur la confiance à accorder à un récit qui a toutes les apparences de la fiction tout en se présentant comme conforme à la vérité des faits. Le récit de « La Mort de Balzac », dans La 628-E8, est symptomatique à cet égard : le lecteur est bien en peine de déterminer s’il y a quelque chose de vrai dans ce récit de seconde main, rapporté oralement un demi-siècle après les faits, mais qui repose sur une documentation incontestable et qui a toutes les apparences de la “vérité” historique. Mais peu chaut à Mirbeau que le récit prêté à Jean Gigoux soit controuvé : l’essentiel, pour lui, c’est qu’il soit malgré tout jugé plausible et qu’il serve de révélateur de l’abîme qui sépare les sexes en même temps que de l’abîme de noirceur du cœur des femmes, à commencer par la sienne. Jacques Noiray est donc fondé à conclure, à partir de l’étude de La 628-E8, que l’anecdote mirbellienne est effectivement subversive, qu’elle est en cela le contraire du fait-divers, qu’elle ne tend pas le moins du monde à l’objectivité des romans réalistes, et qu’elle contribue à déstabiliser le lecteur en jouant sur les catégories du vrai et du faux.

Voir aussi les notices Histoire, Roman, Le Journal d’une femme de chambre, Les 21 jours d’un neurasthénique, La Mort de Balzac et La 628-E8.

P. M.



Bibliographie : Pierre Michel, « Les 21 jours d’un neurasthénique, ou le défilé de tous les échantillons de l’animalité humaine », introduction aux 21 jours d’un neurasthénique, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-27 ; Jacques Noiray, « Statut et fonction de l’anecdote dans La 628-E8 », in L'Europe en automobile – Octave Mirbeau écrivain voyageur, Presses de l’Université de Strasbourg, 2009, pp. 23-36 ; Arnaud Vareille, « Mirbeau ou le papillon incendiaire », in Mirbeau, passions et anathèmes, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 217-226.


ANGOISSE

ANGOISSE

 

 La vie et l’œuvre de Mirbeau sont dressées contre l’angoisse. Par nature, il éprouve un sentiment de déréliction, d’incomplétude.

 

Mirbeau et l’angoisse

 

Comme tout athée, taxé de névrose théologique, son rapport à l’esprit est ambigu. Il ne peut pas être entièrement déterminé par lui, mais il ne peut pas se détacher complètement de lui. L’angoisse est le vertige de la liberté. Le pouvoir d’être ou de ne pas être lié à une décision qui ne saurait être que personnelle et, de ce fait, ne peut qu’ébranler Mirbeau. Il est atteint par la neurasthénie qui le conduira au bord du suicide : en 1894, son angoisse sera si insupportable qu’il ne verra d’issue que dans la folie.

Loin d’aider l’individu à combattre son angoisse, la société l’y enferme. Le milieu petit-bourgeois où le jeune Octave a végété sous le perpétuel regard de l’autre était anxiogène.

La guerre l’a peut-être obligé à tuer pour ne pas être tué. On imagine le remords qui découle de l’accomplissement d’un meurtre, préparé par l’école éducastratrice, l’Église et l’Armée, école du vice.

Mais si l’angoisse, dans un premier temps, fascine, hypnotise, le devenir est transcendance et, quel que soit le mouvement de ces choses qui nous prennent à la gorge, nous élève.

Effort désespéré pour affirmer une certitude dont la conscience malheureuse de Mirbeau sent l’absence. Dans cette expérience de l’angoisse se révèle non seulement la puissance du rien, mais la positivité du néant. L’angoisse et le « rien » qui attire ne sont pas ailleurs que dans l’esprit.

 

Remèdes contre l’angoisse

 

Le premier combat que Mirbeau dut soutenir, ce fut contre lui-même, « un ennemi qui m’a toujours renversé : moi-même ». Ce combat est sans doute le seul qu’il ne soit jamais parvenu à remporter. Homo duplex, comme on voit, comparable à une citadelle assiégée par une société qui le tenta vainement.

Chez une nature pleine de contradictions, source d’angoisse, le dédoublement apparaît comme une constante de sa personnalité : la distanciation critique est opérée par un esprit lucide.

L’angoisse surmontée, Mirbeau, ce pessimiste, croit à l’homme naturel, au triomphe final de la Vérité et le la Justice. Pourfendeur des idéaux mystificateur, ce nihiliste n’a pas hésité a s’engagé pour la défense des causes juste (affaire Dreyfus, combat pour l’enfant…). Convaincu que la loi du meurtre est universelle, il n’en rêve pas moins à la fraternité universelle et combat le colonialisme. Taxé de « gynécophobie » (Léon Daudet), il présente pourtant la prostituée comme une victime de la rapacité masculine. Cet hypersensible a su se montrer pragmatique.

Cette société inégalitaire qui tend à tuer l’individu dans l’homme n’a pas eu raison de Mirbeau, lui qui fut un temps le valet de plume d’employeurs qui ne lui arrivaient pas à la cheville.

Pour des existences spirituelles, il ne peut y avoir d’autre certitude que celle de la vie.

Paradoxalement, c’est la perte qui permettra de surmonté l’angoisse.

L’esprit est ce qui soulève au-dessus du donné pour le dépasser, comme l’art ajoute la beauté. Les chroniques esthétiques de Mirbeau sont là pour le montrer.

Ce n’est pas pour autant que l’art apporte à Mirbeau l’apaisement. Ce « Don Juan de tout l’Idéal », selon Georges Rodenbach, était condamné à la désillusion. Sa cruauté n’est que l’envers de ses enthousiasmes déçus.

Sublimation, l’écriture est remède à l’angoisse. Le dédoublement évoqué donne son poids de souffrance et d’humanité à l’œuvre romanesque de Mirbeau, par exemple. Le passage par la fiction à clés - comme par l’érotisme - n’est qu’une étape.

S’il trouve dans l’art l’expression de la condition humaine, il retient la leçon qu’il y a quelque gloire à ne pas céder au désespoir. Il se dit atteint de la maladie du toujours mieux, il mène « une vie frénétique de luttes pour un impossible idéal » (G. Rodenbach). Mais c’est ainsi qu’il connaît la passion de l’esprit.

Positivité de l’angoisse, caractère sacré de la mélancolie. Elle préserve de la corruption du siècle.

Grâces soient rendues à l’angoisse, qui donne l’occasion à Mirbeau de se caparaçonner par l’ironie. Plus précisément, chez lui, prévaut l’humour, humour noir et humour sur soi, indispensable à la transposition littéraire du vécu. Très tôt, il a mis au point un système de défense contre les illusions qui pourraient le submerger.


C. H.

 


ANIMAUX

L’œuvre d’Octave Mirbeau évoque largement la nature et les animaux y occupent une place prépondérante. On retrouve ainsi :

* Les oiseaux : emblèmes de pureté, de l’accord possible avec l’idéal du ciel, ils font l’admiration des cœurs purs, tel Georges, dans L’Abbé Jules (1888)ou l’abbé Jules lui-même dans ses odes à la Nature : « Il restait là, à regarder passer le vol farceur des geais, à suivre, dans le ciel, l’ascension des  grands éperviers. » Jean Mintié et Juliette, dans Le Calvaire (1886), les voyant évoluer, libres, dans « le grand ciel », n’en regrettent que plus leur misérable condition humaine. Beaucoup les exterminent, tel ce voyageur normand débarquant au Tonkin, attiré par un tourisme homi- et ornithocide, dans Le Jardin des supplices (1899), ou  encore Isidore Lechat dans Les affaires sont les affaires : « Des vandales… Mais je suis plus malin qu’eux, je vais tous les tuer. » Dans Le Jardin des supplices, le paon, reste un élément récurrent ; l’occire deviendra une forme d’appropriation du beau, comme pour Lucien, l’artiste désespéré de Dans le ciel.

* Les cervidés : Pour Mirbeau, l’homme, ne jouissant, dans sa médiocrité, que du spectacle de l’agonie, établit un rapport à l’animal exclusivement destructeur. Dans Dans le ciel, le receveur de l’enregistrement chasse  « des chamois bondissants ». Idem dans Dingo,  avec « des familles entières de petits bourgeois, de paysans, d’ouvriers », venus en foule pour la chasse au cerf, « pour assister à la mort, au dépècement de quelque chose de vivant… On dirait un massacre, un pillage… sauvagerie, exaltation homicide. »

* Les petits mammifères : soumis aux caprices des hommes, putois et belettes sont empaillés dans des postures grotesques par le capitaine Debray de L’Abbé Jules. Ils sont élevés, apprivoisés, puis soudainement massacrés, tel Kléber, le furet domestiqué, un temps épargné, puis tué et englouti tout cru, par son maître le capitaine Mauger, dans Le Journal d‘une femme de chambre (1900). Ces petites bêtes, si proches des hommes, hériteront de leurs travers, comme le hérisson domestiqué de Georges Vasseur, qui prendra goût à l’alcool, jusqu’à en périr, dans Les 21 jours d’un neurasthénique (1901) : « une sorte de petit râle, pareil au glouglou d’une bouteille qui se vide …Il était mort. »  

* Les animaux domestiques : chevaux, chiens et chats, demeurent étroitement liés au destin de leurs maîtres et maîtresses.

- Les chevaux : dans L’Écuyère (1882), Thor et Treya, étalon et jument, sont des faire-valoir sensuels et des outils de travail de la dompteuse, Julia Forsell. La tragédie du viol qu’elle subit, bouleverse le cours de sa vie. Ses chevaux participent à sa reconstruction, ou l’accompagnent dans la douleur : « Freya  bondit avec un long  soufflement d’épouvante. Il y eut une seconde atroce d’angoisse. » L’écuyère entretient avec eux un lien d’affectueuse domination : toutefois l’animal ne peut être qu’à son service, et l’amour qu’elle lui porte ne se traduira que dans l’inéluctable perte de soi.

- Les chiens : ces destins associés se retrouvent aussi notamment dans le sort réservé à la chienne Nora de Julia, qui ne peut supporter sa présence lors de ses rencontres amoureuses, (elle « enferme la chienne endormie »), tout en se défendant elle-même d’aimer. Par ailleurs, le meurtre de Nora signifiera la mort symbolique de sa maîtresse, suite à son viol. Autre spécimen  dans Le Calvaire : Spy, compagnon dénaturé de Juliette. « Minuscule animal », avec « un ruban de soie rouge, soigneusement noué, sur le côté », Spy est le jouet de sa maîtresse ; ce compagnon presque humain sera victime de l’amant désespéré de Juliette, qui se venge sur lui de toutes les souffrances et déceptions infligées. L’animal prend ici la place de l’amant, du mari ou de l’enfant absents. Sterling, le petit caniche noir de la comtesse Paule, dans Noces parisiennes, symbole des travers de la bonne société, reproduit les comportements induits par le luxe et la frivolité. Dingo le chien, et Miche la chatonne, échapperont toutefois, dans Dingo, à ces destins tragiques ou absurdes, pour peu que leur maître sache préserver leur liberté : « Dingo et Miche couchaient ensemble… Jamais je n’ai vu une amitié aussi vigilante, passionnée, entre deux bêtes de races ennemies. » Dingo fait l’admiration de son maître : « Ses gestes avaient une éloquence plus expressive, plus précises que nos paroles. » L’observer transformera le questionnement philosophique de son maître, qui abandonnera tout préjugé grâce à son chien, vouant tendresse et admiration à la « perspicacité de Dingo », qui débusque notaire véreux ou militaires, recherche l’innocence et la spontanéité des enfants dans leur jeu, et n’est pas rebuté par l’immoralité d’un meurtrier vagabond. Ce Dingo, tantôt homme, tantôt animal, se révèle sauvage, certes, mais il n’en est pas moins plus civilisé que les hommes, puisqu’il demeure toujours libre de ses actes. Il devient alors l’emblème d’une nature indomptable, donc salvatrice. Puis viennent d’autres figures de chiens, troupeaux ou cirques zingari, le plus souvent misérables, sur le mode de la communauté humaine rurale ou nomade, comme dans L’Abbé Jules ou L’Ècuyère.

* Par ailleurs, singes et perroquets, sont également représentés ; réunis en chambrée animalière, mieux traités que les domestiques de la maison, ils incarnent d’insolites protagonistes dans Le Journal d’une femme de chambre.

Les animaux témoignent de l’oppression unilatérale et néfaste de l’homme sur des espèces qui n’obéissent qu’à leur instinct, à leur amour, à leur fidélité, avec sincérité et authenticité, vertus auxquelles seuls quelques personnages, artistes, enfants, marginaux ou dissidents, peuvent également accéder.  Nature et instinct sont sublimés : « Le tigre et l’araignée », explique Clara du Jardin des supplices, sont « comme tous les individus qui vivent, au-dessus des mensonges sociaux, dans la resplendissante et divine immoralité des choses ». La métaphore de l’animal innocent et sacrifié contribue à dépeindre un univers où la bête, vertueuse dans la mesure où elle accepte sa propre vérité, prévaudrait sur l’homme. Sensible à l’appel de la liberté, seul le maître de Dingo, double d’Octave Mirbeau, aura su rendre une part de nature à la nature.

F. M.-L.

 

Bibliographie : Odile Bonneel, « Histoire de bêtes : Dingo, Miraut et Fido, ou trois destins de chiens », Bulletin des amis de Louis Pergaud, n° 31, 1995, pp. 32-53 ; Michel Contart, « Dingo vu par un vétérinaire cynophile », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp.142-168 ; Pierre-Jean Dufief, « Le Monde animal dans l’œuvre d’Octave Mirbeau », in Octave Mirbeau, Actes du colloque d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 281-293 ; Sándor Kálai, « Tel chien, tel texte - Dingo, d’Octave Mirbeau, et Niki, de Tibor Déry », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 154-171 ; Fabienne Massiani-Lebahar, « Quelques figures animalières dans l’œuvre d’Octave Mirbeau »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 122-129 ; Pierre Michel, « Mirbeau et le langage des chiens », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 238-240.

 

 

 

 

 

 

 


ANTICOLONIALISME

C'est d'abord le hasard qui fait d'Octave Mirbeau le contemporain et le témoin de l'expansion coloniale qui ne cesse de se développer sous les différents gouvernements de la Troisième République ; mais c'est sa capacité à s'indigner, à traquer sans relâche l'infamie et l'injustice, la barbarie et la recherche éhontée du profit qui fait de lui l'un des principaux, voire le principal écrivain anticolonialiste de son temps. Cet anticolonialisme est d'autant plus remarquable que, à partir de 1890, se constitue au sein de la classe politique française un " véritable credo colonial " (selon l'expression de Raoul Girardet), qui rallie les anciens opposants nationalistes (Déroulède, Rochefort) avant de gagner progressivement le parti radical, puis une partie non négligeable des responsables socialistes. Face à cette évolution qui incite la majorité de l'opinion, même de gauche, à accepter la politique coloniale au nom de la " civilisation " et du bonheur des peuples, on ne peut qu'être frappé par la permanence, quasi sans faille, du combat anticolonialiste que mène O. Mirbeau dès le milieu des années 1880. Combat d’autant plus méritoire qu’il n’est partagé par à peu près aucun des écrivains français contemporains.

 

Les premiers combats

 

Néanmoins, il y a sans doute lieu d'établir une distinction qualitative entre les articles publiés en 1885 (" Tombouctou ", " La tristesse de Norodon Ier ", " Les Chinois de Paris ") et les textes postérieurs publiés dans Le Journal, de 1892 à 1900, ou L'Humanité, ainsi que les pages anticolonialistes du Jardin des supplices et de La 628-E8 qui offrent une vision plus diversifiée et plus lucide du phénomène colonial.

Les textes de 1885, proches encore de la veine satirique et sarcastique des Grimaces, dénoncent en effet certains aspects de la politique coloniale sans en remettre en cause le principe, ni échapper à un certain nombre de présupposés et de stéréotypes ethnocentriques, voire racistes. On le perçoit bien, par exemple, à la description du palais de Phnum-Penh (sic), dont le « délabrement donne au voyageur l’impression désolée d’une vieille usine d’Europe », et au portrait caricatural du roi du Cambodge (« Il semble qu’aucune pensée n’a jamais germé sous ce front étroit et fuyant », « La Tristesse de Norodon Ier », Le Gaulois, 2.02.1885) ; ce qui n’empêche pas Mirbeau, et c’est l’essentiel, de dénoncer le coup de force que la France vient de commettre contre le Cambodge pour l’obliger, « le revolver au poing et le couteau sous la gorge », à reconnaître la souveraineté française.

Mais que dire de l’article « Les Chinois de Paris » (La France, 1.04.1885) qui s’en prend aux boursicoteurs qui spéculent sur… les défaites coloniales de la France, sans songer à remettre en cause le principe même de ces expéditions et de ces batailles ? Le plus étonnant, c’est que l’article s’achève sur un couplet patriotique absolument inattendu à la gloire de « nos héroïques petits soldats, sans secours, sans espoir, [qui] attendent peut-être la mort dans ces défilés hérissés d’ennemis féroces… » S’agit-il d’une antiphrase sous la plume de Mirbeau, ou, plus vraisemblablement, d’un passage obligé dans un journal qui ne fait pas son pain quotidien de l’antipatriotisme ?

 

Les grands thèmes anticolonialistes

 

Le ton et la qualité de l’analyse changent sensiblement à partir des années 1890 et, surtout, de l’article « Colonisons » (Le Journal, 13 novembre 1892) qui constitue une sorte de synthèse de la pensée mirbellienne en matière de colonialisme, cette évolution pouvant s’expliquer, au moins en partie, par l’accroissement considérable des annexions coloniales dans ces mêmes années. Ce que Mirbeau dénonce en premier lieu, avec la véhémence qu’on lui connaît, c’est la violence sanguinaire qui accompagne toute conquête coloniale : « Notre cruauté actuelle n’a rien à envier à celles des plus féroces barbares, et nous avons, au nom de la civilisation et du progrès […] renouvelé en les développant les raffinements de torture de l’Inquisition espagnole… » (« Colonisons », Contes cruels II,). On retrouve les mêmes accents, en 1907, dans La 628-E8, lorsqu’il dénonce « le fouet du trafiquant, du colon et du fonctionnaire », et qu’il jette l’anathème sur les massacres et les tortures « où hurlent, pêle-mêle, sanglants, des athlètes ligotés et qu’on crucifie, des femmes dont les supplices font un abominable spectacle voluptueux. » Alliance maudite du mal et du plaisir déjà si longuement et si pertinemment évoquée dans Le Jardin des supplices.

Ce qui rend encore plus insupportable cette violence, c’est qu’elle s’accomplit au nom de la « mission civilisatrice » des Blancs, qui, elle-même sert d’alibi à l’exploitation économique des territoires conquis. Dans cette démarche iconoclaste qui fait voler en éclats l’illusion de la colonisation bienfaisante (« La lumière de la civilisation […], elle brille au bout des torches, flamboie à la pointe des sabres et des baïonnettes ! » in « Colonisons »), le recours à l’humour noir et au cynisme feint est une des armes favorites de Mirbeau. Ainsi, à la fin du même article, un « vieux colonel » raconte à ses petits-enfants, ravis, comment il « civilisait » les Arabes en les laissant mourir de soif après les avoir enterrés vivants en plein soleil. Ce mépris absolu de l’existence humaine, sans parler même de dignité, on le retrouve dans la bouche de cet explorateur qui résume ainsi l’essentiel de sa tâche : « Si les gouvernements et les maisons de commerce qui nous confient des missions civilisatrices apprenaient que nous n’avons tué personne, que diraient-ils ? » (« Dialogues tristes/Profil d’explorateur », L’Écho de Paris,21.06.1892). Un procédé analogue se retrouve dans « Maroquinerie » (Contes cruels II) où un authentique officier supérieur de l’armée d’Afrique fait admirer à son visiteur effaré les murs de sa maison tendus de peau humaine. La violence de la scène insoutenable imaginée ici par Mirbeau  est évidemment à la mesure de l’indignation et de la colère soulevées par les traitements infligés aux populations indigènes.

En adoptant ainsi une démarche proche de celle de Swift, O. Mirbeau met brutalement en lumière non seulement les contradictions irréductibles de l’entreprise coloniale, mais aussi le véritable objectif qu’elle poursuit : l’enrichissement éhonté des colonisateurs et la recherche du plus grand profit. Dans La 628-E8, l’épisode du « caoutchouc rouge », produit au Congo pour grossir la fortune personnelle du roi des Belges, stigmatise pertinemment ce lien étroit entre l’exploitation des ressources naturelles et l’exploitation humaine : « De même qu’on incise les végétaux, on incise les déplorables races indigènes, et la même férocité, qui fait arracher les lianes, dépeuple le pays de ses plantes humaines. »

L’anticléricalisme de Mirbeau ne pouvait, d’autre part, que l’inciter à dénoncer une autre collusion, celle des Églises et de la conquête coloniale, l’alliance du sabre et du goupillon. Dans « Colonisons », le portrait « caricatural » du clergyman, dont « la bouche immonde […] bave sur les divinités charmantes, sur les mythes adorables des religions enfants, avec l’odeur du gin cuvé, l’effroi des versets de la Bible », fait pendant à celui du missionnaire catholique qui « fait de son église un comptoir d’où il approvisionne les marchés de l’Europe, en gommes, ivoires, thés, épices, conquis dans les razzias. »

 

Le rejet de l’ethnocentrisme

 

Mais Mirbeau ne se contente pas, ce qui est déjà considérable, de dénoncer les exactions commises au nom de l’expansion coloniale, il est l’un des rares (avec Victor Ségalen) à célébrer la richesse et la beauté des civilisations indigènes et à tracer une équivalence entre les crimes commis contre la culture et ceux qui portent atteinte à la personne humaine. Ainsi, au début du même article, lorsqu’il évoque la répression sanglante qui frappa l’île de Ceylan en 1818 : « Je sentis qu’il s’était accompli là […] quelque chose de plus horrible qu’un massacre humain, quelque chose de plus bêtement, de plus lâchement, de plus bassement sauvage : la destruction d’une précieuse, émouvante, innocente Beauté. » Stigmatisant la « double barbarie européenne » et « le vandalisme de la destruction bête », il identifie, dans un retournement saisissant, la civilisation européenne à « cette affreuse force gemellée de sang et de ruines », à Attila. Sous l’effet de l’émotion, l’anarchiste athée en vient à admirer la dévotion des bonzes qui sortent d’un temple : « Je ne sais quel respect humain me retint de m’agenouiller devant ces douloureux, ces vénérables pères de ma race, de ma race parricide. »

Par rapport au portrait grinçant du clergyman ou du missionnaire, la contradiction n’est qu’apparente : dans un cas, il s’agit de s’en prendre à un instrument de pouvoir, complice des exactions commises au nom d’une prétendue civilisation ; dans l’autre, de poser avec courage et lucidité un acte de reconnaissance envers une civilisation ignorée par les races qui se croient supérieures.

 

Même si Mirbeau n’échappe pas toujours aux préjugés et aux stéréotypes de son époque (par exemple, dans La 628-E8, celui qui consiste à identifier les Noirs à des enfants), il n’en reste pas moins l’écrivain qui, dès 1892, - c’est-à-dire avant la conquête du Dahomey, la prise de Tombouctou, l’annexion de Madagascar, etc… -, a eu le courage et la lucidité d’écrire : « L’histoire des conquêtes coloniales sera la honte à jamais ineffaçable de notre temps. » (« Colonisons ») Voilà qui n’en rend que plus paradoxale et plus injuste l’absence du nom même de Mirbeau dans la plupart des ouvrages qui traitent de l’anticolonialisme, même si ce silence ne fait que renvoyer à l’ignorance dans laquelle son œuvre est encore aujourd’hui partiellement tenue.

Voir Colonialisme.

B..J.

 

Bibliographie : Jean-Pierre Biondi, Les anticolonialistes (1881-1962), Robert Laffont, 1992. Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France, 1871-1967, La Table ronde, 1972. Gilles Manceron, Marianne et les colonies, La Découverte/Poche, 2003. Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le colonialisme ». Octave Mirbeau, Combats politiques, Librairie Séguier, 1990.

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