Oeuvres

Il y a 96 entrées dans ce glossaire.
Tout A B C D E F G I J L M N O P R S T U V
Page:  « Prev 1 2 3 Next »
Terme
LA VACHE TACHETEE

Paru à  Paris, chez Flammarion, en 1918, La Vache tachetée (257 pages) est un recueil posthume, réalisé par Alice Mirbeau, de vingt-deux contes et nouvelles parus dans la presse et que Mirbeau n'a pas publiés en volume : « La Vache tachetée » - « Notes de voyage » - « Idées générales » - « Vers le bonheur » - « Le Petit gardeur de vaches » - « Croquis bretons » - « ? » - « Le Poitrinaire » - « Une lecture » - « Sur la route » - « Sur la berge » - « En route » - « Mon jardinier » - « La Folle » - « Le Concombre fugitif » - « Explosif et baladeur » - « Paysage d'été » - « Paysage d'hiver » - Le Dernier voyage » - « Le Gamin qui cueillait les ceps » - « En attendant l’omnibus » - « Un homme sensible ».

La plupart de ces textes ont été repris dans les Contes cruels ou dans les Contes drôles.

Voir aussi la notice Contes cruels.

 

 


LE CALVAIRE

Publié chez Paul Ollendorff le 23 novembre 1886, après une prépublication, en cinq livraisons, dans La Nouvelle Revue, Le Calvaire est le premier roman que Mirbeau ait signé de son nom. Il a marqué, bien tardivement – car le faux débutant a déjà trente-huit ans et demi ! – son entrée officielle, et fracassante, en littérature, lui donnant d'emblée, dans la République des Lettres, une des toutes premières places. Mais au prix d'un énorme scandale.

 

La trame

 

Il s’agit d’une « histoire », c'est-à-dire d'un bref roman d'amour à deux personnages principaux, et qui finit mal, combinée à la tradition romanesque de la femme fatale et à un thème nouveau, celui du collage. Le récit est rédigé à la première personne par le personnage principal, Jean Mintié, anti-héros originaire d’un village de  l’Orne, comme le romancier : il s’agit de Rémalard, rebaptisé Saint-Michel-les-Hêtres pour les besoins de la fiction. Il est le narrateur de son propre calvaire et il entend expier ses fautes, ses lâchetés et ses velléités homicides, par l’aveu qu’il en fait, à l’instar de Des Grieux, le narrateur de Manon Lescaut.

Orphelin de mère, Mintié a passé une enfance sans chaleur, près d’un père notaire, dont le divertissement préféré était de faire des cartons sur les chats et les oiseaux. Les années de sa jeunesse se sont écoulées « ennuyeuses et vides » et il a fini par se sentir « indifférent » à tout. Mobilisé en 1870, il a participé à la débâcle de l’armée de la Loire et, oublié un soir par son bataillon, il a été amené, dans un geste réflexe annonciateur de celui de Meursault dans L’Étranger, à tuer à distance un cavalier prussien, en qui il venait pourtant de reconnaître une âme fraternelle ; prenant conscience qu’il venait de tuer un homme sans la moindre raison, il a couru, désespéré, étreindre le cadavre, noble scène qui a fait pousser les hauts cris : « Collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d’où pendaient de longues baves pourprées, éperdument, je l’embrassai !…. » Après avoir fait ainsi « l’apprentissage de la vie, par le désolant métier de tueur d’hommes », il est  “monté” à Paris et y a entamé une modeste carrière littéraire, conscient que son premier livre, malgré un certain succès de ventes qui ne prouve rien, est un patchwork d’emprunts divers qui témoigne en réalité de son « impuissance ». Il a fréquenté assidûment un peintre d’avant-garde, Lirat, misogyne et sans illusions sur l’amour. C’est dans l’atelier de Lirat que Mintié a fait la connaissance d’une belle jeune femme, Juliette Roux, dont il s’est épris éperdument et aveuglément, malgré son peu de culture, la vulgarité de ses goûts et son passé de mangeuse d’hommes, comme si elle était en mesure de combler le vide de son cœur et d’apaiser son angoisse existentielle. Elle a fini par se donner à lui et par accepter de se mettre en ménage avec lui.

Dès lors a commencé sa montée au calvaire. Car non seulement la communication n’est pas possible entre deux amants séparés par un abîme, mais de surcroît la difficile cohabitation lui interdit de travailler, tarit son inspiration et fait de lui un raté. Quant au manque d’argent, conséquence d’un train de vie nettement au-dessus ses moyens, il le pousse à vendre précipitamment les biens hérités de son père, à chasser impitoyablement les honnêtes gens qui l’avaient servi et à accepter de plus en plus d’entorses à son éthique antérieure : sa déchéance morale lui fait perdre toute notion du bien et du mal. Jusqu’au moment où il n’a plus de quoi entretenir Juliette et où c’est lui qui se fait entretenir par elle, malgré la jalousie homicide et la « folie de brute forcenée » qui l’étreignent, quand il pense à sa vie dissolue. Il craint même, un jour, de l’avoir étranglée. Il décide alors de fuir ses enlacements pernicieux et de se réfugier loin de Paris, au bord de l’océan, au fin fond du Finistère. Las ! elle vient le relancer, et  sa “mauvaise vie” recommence. C’est après avoir fracassé le crâne du ridicule petit chien bichonné par sa maîtresse, « action monstrueuse » qui lui fait « horreur », et découvert par ailleurs que Juliette a réussi à circonvenir son ami Lirat, pris en flagrant délit de duplicité et obligé d’avouer qu’il est lui aussi « un sale cochon », que Jean Mintié disparaît, habillé en ouvrier, prêt à se purifier au sein de la nature, après avoir eu une hallucination où le rut et le meurtre ont partie liée.

Mirbeau avait prévu une suite, qu’il n’a jamais écrite, et qui devait s’intituler La Rédemption. Il entendait y rapporter la rédemption de son personnage au contact de la terre maternelle. Mais le style poétique qu’il entendait donner à son récit n’était visiblement pas dans ses cordes. Il est cependant probable qu’il ait utilisé des esquisses de ce projet dans son deuxième roman officiel, L’Abbé Jules (1888). 

Ce premier roman officiel est déjà en rupture avec les des canons naturalistes, qu’il critique vigoureusement dans ses chroniques littéraires. L’influence littéraire dominante est celle de son vieux maître  Barbey d'Aurevilly, mâtinée d’Edgar Poe, de Tolstoï et de Dostoïevski, que Mirbeau vient de découvrir. Le récit est totalement subjectif, par opposition à l’objectivité prétendument scientifique du roman zolien : nombre de cauchemars et d’hallucinations lui confèrent parfois une apparence proche du fantastique ; et tous les événements, les personnages et les paysages sont réfractés à travers une conscience qui trie, sélectionne, déforme, voire transfigure à tel point les données du “réel” qu'on serait presque tenté d'y voir un avatar de l'idéalisme schopenhauerien. Mirbeau prend aussi le plus grand soin de sauvegarder le mystère des êtres et des choses – ainsi Juliette est-elle toujours vue de l’extérieur, sans qu’on connaisse jamais ses mobiles – et refuse de tout expliquer, car il sait, pour avoir lu Spencer, que la vérité ultime est inaccessible.

 

Autobiographie ?

 

Le Calvaire est un roman largement autobiographique, où le romancier transpose, pour s’en purger, sa dévastatrice liaison de près de quatre années avec une femme de petite vertu, Judith Vimmer, rebaptisée ici Juliette Roux. Mais le thème fondamental, un être porteur de grandes espérances et détruit à petit feu par une passion destructrice, Mirbeau envisageait de le traiter depuis longtemps : il en parlait dès 1868 à son confident Alfred Bansard. La différence entre ce projet de jeunesse, imaginé à partir de l’exemple d’un sien ami, et le roman achevé, c’est que son récit est nourri de sa douloureuse expérience personnelle, qui n'est réductible à aucune autre. Aussi prétend-il n’avoir surtout pas voulu faire de la “littérature” et ne s'être aucunement soucié de composer, par opposition aux romans bien structurés de Zola, comme il l'écrit à Paul Bourget : « En écrivant, je ne me suis préoccupé ni d'art, ni de littérature, [...]  je me suis volontairement éloigné de tout ce qui pouvait ressembler à une œuvre composée, combinée, écrite littérairement. J'ai voulu seulement évoquer une douleur telle quelle, sans arrangement ni drame. »

Néanmoins il s’agit bien d’une fiction et, même si nombre d’épisodes de la vie de son anti-héros sont empruntés peu ou prou à sa propre expérience, il ne faudrait surtout pas en inférer que tous les faits et gestes du personnage sont imputables à l’auteur du récit fictionnel. C’est une erreur qu’ont pourtant commise – volontairement ? – plusieurs commentateurs malveillants, dans l’espoir de démonétiser un écrivain qui commençait à sentir un peu trop le soufre..

C’est après avoir côtoyé les abîmes du dégoût et du désespoir, et résisté à la tentation du suicide, que Mirbeau, à Audierne, en 1884, a repris peu à peu goût à la vie, s’est purgé du vieil homme au contact de la nature maternelle et de ces hommes héroïques et simples que sont les marins bretons. Quand il est rentré à Paris au bout de sept mois, il était bien décidé à y parachever sa thérapie, à entamer sa rédemption et à conquérir de haute lutte une place de choix dans le champ littéraire. La rédaction du Calvaire lui a précisément permis de réaliser ce triple objectif. Non sans mal : car le chapitre II, sur la débâcle de l’armée de la Loire en 1870, a choqué la directrice de la Nouvelle Revue, Juliette Adam, qui a refuser de le pré-publier, et a suscité un énorme scandale chez les professionnels du patriotisme, qui ont décrété que le romancier était un traître vendu aux Allemands..

 

Démystification

 

Il faut dire que Mirbeau n’a pas craint de choquer un lectorat misonéiste et a pris délibérément le contre-pied de la littérature conventionnelle et à l'eau de rose, en présentant, de la réalité sociale et humaine, une perception très noire, choquante pour le confort moral des lecteurs, et en faisant de la société contemporaine une critique radicale, foncièrement anarchisante, bref démystificatrice :

            * Démystification de la famille, dont « l'effroyable coup de pouce » déforme à jamais l'intelligence des enfants et détruit leur génie potentiel

            * Démystification de l'armée, dirigée par des brutes incompétentes, qui traitent leurs hommes pire que du bétail, qui gaspillent criminellement les vies humaines et les ressources naturelles, et qui combinent la cruauté et l'égoïsme à la plus insondable bêtise.

            * Désacralisation et démystification de l'idée de patrie, au nom de laquelle on sacrifie les forces vives de la nation et on fait s'entretuer des hommes, qui, en temps de paix, eussent pu développer fraternellement leurs potentialités de bonheur et de création

            * Désacralisation et démystification de l'amour, piège tendu par la nature aux desseins impénétrables, et qui n'est qu'une effroyable torture en même temps qu’une source de déchéance morale. Car l’amour que peint Mirbeau, à la façon de Félicien Rops, ce n’est pas  « l'amour frisé, pommadé, enrubanné », dont les fabricants de romans de salon font leurs choux gras, mais « l'amour barbouillé de sang, ivre de fange, l'amour aux fureurs onaniques, l'amour maudit, qui colle sur l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines, lui pompe les moelles, lui décharne les os ». Les relations entre les sexes reposent en effet sur un éternel malentendu, et un abîme d’incompréhension les sépare à tout jamais, faisant de l’amour une duperie et, souvent, un duel à mort.

            * Démystification du plaisir, que Mirbeau, après Baudelaire, compare à un fouet qui nous conduit inéluctablement « de tortures en supplices, du néant de la vie au néant de la mort », et nous fait haleter comme d'effroyables damnés. Le roman se termine par la vision d’une frénétique danse macabre : « Dans la rue, les hommes me firent l’effet de spectres fous, de squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements, mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec d’étranges résonances. Je voyais les crânes osciller, au haut des colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes, les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de côtes… Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort, se ruaient l’un sur l’autre, toujours emportés par la fièvre homicide, toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d’immondes charognes. »

            * Démystification  de toutes les valeurs d'une société où tout marche à rebours du bon sens et de la justice, où les artistes de génie comme Lirat sont condamnés à l'incompréhension de critiques tardigrades, aux ricanements d'un public misonéiste, et, partant, à la misère, alors que du gibier de potence accumule des fortunes mal acquises dans les tripots ou dans des trafics baptisés “affaires”, et que les Nana et les Juliette Roux se pavanent au Bois, admirées et applaudies par les ouvriers inconscients dont elles volent le pain.

            P. M.

            Bibliographie : Aurore Delmas, « Le Calvaire : Quelques remarques sur le statut de l’œuvre et le statut du narrateur », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 39-49 ; Sharif Gemie,  « Mirbeau et Habermas : l'exemple du Calvaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 38-344 ; Anna Gural-Migdal, « Entre naturalisme et frénétisme: la représentation du féminin dans Le Calvaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 4-17 ; Claude Herzfeld, Octave  Mirbeau – “Le Calvaire” – Étude du roman, L’Harmattan, 2008, 121 pages ; Samuel Lair, « Octave Mirbeau et le personnage du peintre », Les Cahiers du C.E.R.F., n° XX, Université de Bretagne occidentale, 2004, pp. 119-129 ; Samuel Lair, « Éros victorieux », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 50-63 ; Pierre Michel, « Autour du Calvaire : huit lettres d'Octave Mirbeau à Paul Hervieu », Littératures, Toulouse, n° 26, printemps 1992, pp. 221-256 ; Pierre Michel,  « Introduction », in Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2000, t. I, pp. 99-110 ; Pierre Michel,  « Du calvaire à la rédemption », introduction au Calvaire, Éditions du Boucher, 2003,  pp. 3-16 ; Virgine Quaruccio, « La Puissance du mystère féminin dans Le Calvaire », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 74-85 ; Thierry Rodange, « Du Calvaire à La Câlineuse de Rebell », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 152-159 ; Éléonore Roy-Reverzy,  « Le Calvaire, roman de l'artiste », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 23-38 ; Anita Staron,  « L’Expérience de la guerre chez Octave Mirbeau et Louis-Ferdinand Céline », in Écrire la rupture, Du Lérot éditeur, 2003, pp. 217-234 ; Anne-Cécile Thoby, « Sous le signe de Caïn - Les moblots d’Octave Mirbeau et de Léon Bloy », Cahiers Octave Mirbeau, n° 6, 1999, pp. 86-99 ; Robert Ziegler,  « Textual suicide in Mirbeau's Le Calvaire », Symposium, Syracuse, printemps 1997, pp. 52-62 ; Robert Ziegler,  « La Croix et le piédestal dans Le Calvaire de Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 35-51. 

 

 


LE CAOUTCHOUC ROUGE

Il s’agit d’une plaquette de 36 pages grand format, publiée en 1994 à Bruxelles par Les Libraires Momentanément Réunis. Elle comporte un sous-chapitre de La 628-E8 de 1907, portant le même titre, où Mirbeau  révèle et stigmatise le scandale du caoutchouc dans les plantations d'hévéa du roi des Belges Léopold II, au Congo. L’essentiel de cette brochure est constitué par une postface, extrêmement érudite, de l’éditeur, Émile Van Balberghe, « Un Sadisme colonial » (pp. 11-29).  

Voir les  notices Afrique, Colonialisme, Anticolonialisme, Belgique, Colonisons et La 628-E8.

 

 


LE COMEDIEN

Le Comédien est une brochure de 40 pages parue chez Brunox fin novembre 1882 et qui se présente sous une forme originale, car elle peut se lire dans les deux sens. Elle comprend en effet deux textes  disposés tête-bêche : d’un côté, l’article de Mirbeau contre la cabotinocratie, qui a fait scandale dans Le Figaro du 26 octobre 1882, complété par sa lettre à Francis Magnard, et, de l’autre, la réponse de Coquelin, qui prend la défense de la profession outragée. Il semble qu’au moins six éditions aient été retirées, dont la plupart portent la date de 1883. Le Comédien a été rédigé par Mirbeau à la demande du directeur du Figaro, Francis Magnard, mais celui-ci, effrayé par le scandale provoqué par le pamphlet de son porte-plume, a pris peur et s’est désolidarisé. Furieux, Mirbeau a voulu, mais en vain, provoquer son directeur en duel, puis, contraint et forcé, est alors retourné au Gaulois d’Arthur Meyer, où il n’a pas manqué d’accuser Le Figaro de s’être fait le défenseur des intérêts des cabotins.

Ce pamphlet comporte en fait deux volets. C’est tout d’abord une charge, fort injuste, contre le comédiens, accusé d’être des « réprouvés » privés de personnalité de par leur métier de caméléon : « Qu'est-ce que le comédien ? Le comédien, par la nature même de son métier, est un être inférieur et un réprouvé. Du moment où il monte sur les planches, il a fait l'abdication de sa qualité d'homme. Il n'a plus ni sa personnalité, ce que le plus inintelligent possède toujours, ni sa forme physique. Il n'a même plus ce que les plus pauvres ont : la propriété de son visage. Tout cela n'est plus à lui, tout cela appartient aux personnages qu'il est chargé de représenter. Non seulement il pense comme eux, mais il doit marcher comme eux ; il doit non seulement se fourrer leurs idées, leurs émotions et leurs sensations dans sa cervelle de singe, mais il doit encore prendre leurs vêtements et leurs bottes, leur barbe s'il est rasé, leurs rides s'il est jeune, leur beauté s'il est laid, leur laideur s'il est beau, leur ventre énorme s'il est efflanqué, leur maigreur spectrale s'il est obèse. Il ne peut être ni jeune, ni vieux, ni malade, ni bien portant, ni gras, ni maigre, ni triste, ni gai, à sa fantaisie ou à la fantaisie de la nature. Il prend les formes successives que prend la terre glaise sous les doigts du modeleur. [...] Le comédien est violon, hautbois, clarinette ou trombone, et il n'est que cela. » De surcroît, en jouant tous les grands sentiments, il contribue à « déshonorer » la vieillesse et la souffrance. Mirbeau fera son mea culpa de ces accusations tout à fait excessives, voire carrément absurdes, dans « Pour les comédiens », qu’il fera paraître le 20 avril 1903, le jour de la première de sa grande comédie Les affaires sont les affaires à la Comédie-Française. Il est cependant un point sur lequel il ne reviendra pas : pour lui, il n’appartient en aucune façon aux comédiens de se substituer aux auteurs et, à cet égard, le décret de Moscou instaurant, en 1812, le comité de lecture de la Comédie-Française lui a toujours paru très dangereux.

Mais ce qui donne à ce pamphlet univoque une portée bien différente des traditionnelles imprécations des prêtres catholiques contre les acteurs, c’est la conclusion. Car ce que dénonce Mirbeau, en fait, c’est le star-system, c’est le pouvoir reconnu aux grands acteurs de cabotiner en toute impunité, c’est leur médiatisation à outrance, qui fait qu’on accorde beaucoup plus de prestige et de respect aux interprètes qu’aux auteurs, aux histrions qu’aux grands artistes créateurs, au vernis superficiel qu’à la substance des œuvres. Il y voit le symptôme d’une société décadente, où tout marche à rebours du bon sens et de la justice : « Et plus l'art s'abaisse et descend, plus le comédien monte. Quand, au grand soleil de la Grèce, à la pleine clarté du jour, le peuple applaudissait, emporté dans le génie de Sophocle, le comédien n'était rien, il disparaissait sous le souffle superbe de l'œuvre. Aujourd'hui, le comédien est tout. C'est lui qui porte l'œuvre chétive. Aux époques de décadence, il ne se contente pas d'être le roi sur la scène, il veut aussi être roi dans la vie. Et comme nous avons tout détruit, comme nous avons renversé toutes nos croyances et brisé tous nos drapeaux, nous le hissons, le comédien, au sommet de la hiérarchie, comme le drapeau de nos décompositions. » Bien sûr, Mirbeau aura vite fait de jeter dans les poubelles de l’histoire les « croyances » et les « drapeaux » du vieux monde dont il est encore le défenseur à gages. Mais il continuera de voir dans la société de son temps une organisation moribonde qui « croule sous le poids de ses propres crimes » (« Ravachol », L’Endehors, 1er mai 1892) et qu’il souhaitera dynamiter.

Voir aussi les notices Théâtre et Comédie-Française.

P. M.

 

 Bibliographie : Jean-François Nivet, « Mirbeau et l’affaire du Comédien », Les Cahiers, n° 35, Comédie-Française / Actes Sud, mai 2000, pp. 27-41 ; Jules Truffier, Mercure de France, 15 janvier 1939, pp. 325-348.

 

 


LE CONCOMBRE FUGITIF

C’est sous ce titre qu’Arléa a fait paraître, en 1992, un recueil de contes de Mirbeau, dans la collection « Les grands humoristes » (152 pages). À l’exception d’un seul, ils ont été recueillis dans les Contes cruels ou dans les Contes drôles, mais ils sont reproduits ici sans la moindre indication de date ni de provenance et l’on y trouve aussi bien des fantaisies et des contes plaisants que des contes tragiques et saisissants, sans le moindre souci d’unité thématique ou stylistique. On y trouve : « Le Concombre fugitif », « Explosif et baladeur », « Mon jardinier », « Le Mur », « La Vache tachetée », « Un point de vue »,  « Pantomime départementale »,  « Le gamin qui cueillait les cèpes », « Un joyeux drille », « Les Millions de Jean Loqueteux », « Mon pantalon », « Idées générales », « Vers le bonheur », « La Peur de l'âne », « La Tristesse de Maît' Pitault », « L'Enfant mort », « Une bonne affaire », « Les Bouches inutiles » et « La Mort du père Dugué ».  

Le conte qui donne son titre au recueil est une fantaisie à la façon d’Alphonse Allais. Grand amateur de fleurs, pour lesquelles il a  « une passion presque monomaniaque », Mirbeau est en quête d’une fleur rarissime et rend visite à un jardinier granvillais du nom de Hortus, qui a une affection toute particulière pour  « les plantes qui font des blagues », parmi lesquelles un facétieux concombre capable de faire des bonds pour échapper à toute prise. Dans « Explosif et baladeur », qui en constitue la suite, Hortus écrit au romancier pour lui faire part d’une bien triste nouvelle : le fugitif a disparu, et il se pourrait bien qu’Alphonse Allais n’y soit pas étranger...

Voir les notice Contes drôles et Contes cruels.

P. M.

 

 

 


LE FOYER

 Rédigé en collaboration avec Thadée Natanson, Le Foyer est une comédie en trois actes (primitivement en quatre actes), créée à la Comédie-Française le 8 décembre 1908 et aussitôt publiée, d’abord dans L'Illustration théâtrale, n° 103, le 12 décembre 1908, puis en volume chez Fasquelle, au début de l’année 1909. Pour réussir à faire jouer sa pièce, Mirbeau a dû mener bataille contre Jules Claretie, administrateur de la Maison de Molière, qui, après l’avoir reçue en décembre 1906, non sans l’avoir initialement et prudemment refusée, avait pris peur devant ses multiples audaces et avait fini par interrompre arbitrairement les répétitions, le 4 mars 1908, ce qui avait entraîné une procédure judiciaire. C’est donc paradoxalement à une décision de cette “Justice” qu’il a tant vilipendée que Mirbeau doit d’avoir pu investir une seconde fois cette Bastille théâtrale qu’était la Comédie-Française. La pièce suscita un scandale, tant par le sujet traité que par le dénouement théâtralement fort incorrect, et plusieurs représentations ont été perturbées par des militants de l’Action Française. Des maires de province, tel celui d’Angers, ont même tenté d’interdire la pièce dans leur ville, au cours de la tournée Baret, au cours de l’hiver 1909.

Il s'agit en effet d'une pièce au vitriol, qui dénonce tout à la fois la charité-business, la pourriture des classes dirigeantes, la Tartufferie des élites sociales et politiques et l'exploitation économique et sexuelle des enfants dans des foyers prétendument “charitables”. Au centre de l’imbroglio, une personnalité hautement “respectable” et dotée d’une grande « surface sociale » : le baron Courtin, sénateur bonapartiste, leader de l’opposition catholique, et de surcroît académicien et éminent spécialiste de la charité. Or cet homme, si honorable en apparence, s’est rendu coupable d’importants détournements de fonds au détriment du Foyer qu’il préside et où, par ailleurs, se déroulent de drôles de scènes : la directrice, Mlle Rambert, y fait fouetter des fillettes devant de respectables vieux messieurs libidineux et offre des récompenses très particulières à celles qui lui plaisent. Lorsqu’éclate un double scandale – celui de l’abus de biens sociaux, sans qu’il soit possible à Courtin de renflouer la caisse, se double en effet de la mort d’une fillettes “oubliée dans un placard” –  il lui faut, pour éviter la prison et sauvegarder son honneur, à la fois trouver de quoi rembourser les grosses sommes dilapidées et empêcher le gouvernement républicain et la presse d’exploiter l’affaire. Courtin recourt alors aux services de son richissime ami Biron, ancien amant de sa femme Thérèse, qui finit par accepter d’avancer les fonds et de reprendre Le Foyer, mais à la condition implicite de retrouver son statut d’amant, et à la condition explicite de faire trimer davantage encore les adolescentes du Foyer, afin qu’il devienne très rentable pour lui. Quant au gouvernement, s’il consent à ne pas poursuivre Courtin, c’est en échange de son précieux silence dans une bataille politique qui s’annonce serrée. Tout est donc bien qui finit bien pour le politicien pourri et le concussionnaire impuni, qui va pouvoir partir tranquillement en croisière sur le yacht de Biron, avec sa femme et les deux amants d’icelle, le vieux Biron et le jeune d’Auberval, et y peaufiner à loisir son discours académique sur les prix de vertu... Ce dénouement n’a pas manqué de faire grincer des dents : profondément immoral, puisque c’est le cynisme éhonté qui triomphe, il n’en est pas moins inéluctable, une fois présentés les protagonistes et plantés les jalons de l’action dramatique, obligeant du même coup le spectateur à prendre conscience de l’abîme qui sépare la prétendue « morale », dont se réclament haut et fort les puissants de ce monde et leurs turpitudes effectives. Si « les salauds triomphent toujours d’être des salauds », comme l’écrit Mirbeau à l’époque, c’est qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de France, et il ne s’y résigne pas. C’est pourquoi, au lieu d’accepter de  « taire le mal », comme Courtin y invite un jeune journaliste un peu trop porté sur la satire, Mirbeau ne peut s’empêcher de crier haut et fort son indignation et s’emploie une nouvelle fois à dévoiler les maux de la société et à les rendre tellement visibles qu’il ne sera plus possible de les occulter.

Le Foyer est une excellente pièce, même si elle n’est pas construite selon les canons de la pièce « bien faite ». Certes, Mirbeau y respecte encore les conventions théâtrales en usage, ce qui semble rapprocher Le Foyer du boulevard. Mais c’est pour mieux servir son entreprise de subversion. Ce n’est pas seulement une efficace comédie de mœurs au vitriol, c’est aussi une remarquable comédie de caractères. Les trois personnages principaux, Courtin, Thérèse et Biron, frappent par la vérité de leur comportement et de leurs répliques, révélatrices du fond de leurs âmes, par leur complexité psychologique et par leurs contradictions, qui font de ces fripouilles des êtres faibles et qu’il n’est pas totalement interdit de plaindre quand il leur arrive de souffrir, comme à tout un chacun : ainsi, malgré ses millions et son cynisme, Biron souffre d’être durement confronté à la vieillesse et à la solitude ; malgré ses vilenies, Courtin, le beau parleur qui finit par se duper lui-même, est épouvanté par les conséquences angoissantes de son comportement irresponsable ; malgré ses infidélités, Thérèse est déchirée entre, d’un côté, le souci de sa dignité de femme et l’espoir d’être régénérée par l’amour, et, de l’autre, son devoir d’épouse et la nécessité où elle se retrouve de se sauver de la ruine et du déshonneur en acceptant d’être ignominieusement maquignonnée. La comédie est, certes, grinçante et subversive, et d’aucuns ont prétendu n’y voir qu’une trop lourde charge, mais elle fourmille de notations justes et reste éminemment théâtrale et dramatique.

Reprise en 1989, dans une mise en scène de Régis Santon, et avec Jacques Dacqmine, Annie Sinigalia et François Lalande dans les rôles principaux, Le Foyer a frappé par son étonnante modernité, a remporté un triomphe et a reçu en 1990 le Molière de la meilleure pièce de l’année.

P. M.

 

Bibliographie : Philippe Baron, « Le Foyer à Berlin », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 256-266  ; Léon Blum,  Au théâtre, Paris, Ollendorff, 1909, t. II, pp. 268-282 ;  Adolphe Brisson, Le Théâtre, Paris, Les Annales, tome IV, 1909, pp. 221-238 ; Yannick Lemarié, « Le Foyer : une pièce théorique ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 158-173 ; Pierre Michel,  « La Bataille du Foyer », Revue d'histoire du théâtre, 1991, n° 3, pp. 195-230 ; Pierre Michel, « Le Vrai-faux journal d'Octave Mirbeau », Les Écritures de l'intime - La correspondance et le journal, Actes du colloque de Brest d'octobre 1997, Champion, avril 2000, pp. 125-132 ; Pierre Michel, « Introduction » au Foyer, in Théâtre complet, Eurédit, 2003, t. III, pp. 25-34 ;  Geoffrey Ratouis, « La Bataille du Foyer à Angers, février 1909 », Cahiers Octave Mirbeau, n° 7, avril 2000, pp. 217-227.

 

 


LE JARDIN DES SUPPLICES

Ce roman, publié en 1899, au plus fort de l’affaire Dreyfus, à la veille du procès d’Alfred Dreyfus à Rennes, est le point d’orgue d’un long combat contre la société capitaliste.

 

Un texte de combat


Le Jardin des supplices est d’abord un texte de combat dont  les trois parties dénoncent, l’hypocrisie et, les travers de la société européenne.

Dans le « Frontispice », Mirbeau nous présente une conversation, entre intellectuels, sur la « loi du meurtre » qui régit les relations entre les hommes. Cette loi naturelle, « c’est un instinct vital qui est en nous... qui est dans tous les êtres organisés et les domine, comme l'instinct génésique.... » ; « le meurtre est une fonction normale – et non point exceptionnelle – de la nature et de tout être vivant », affirment deux des participants. La société la prend même en charge : « Le besoin inné du meurtre, on le refrène, on en atténue la violence physique, en lui donnant des exutoires légaux : l'industrie, le commerce colonial, la guerre, la chasse, l'antisémitisme... parce qu'il est dangereux de s'y livrer sans modération, en dehors des lois, et que les satisfactions morales qu'on en tire ne valent pas, après tout, qu'on s'expose aux ordinaires conséquences de cet acte, l'emprisonnement... les colloques avec les juges, toujours fatigants et sans intérêt scientifique... finalement la guillotine... »

Dans « En mission », première partie du récit enchâssé intitulé Le Jardin des supplices, il évoque les “qualités” récompensées dans la société bourgeoise. Il décrit la jeunesse provinciale du narrateur marquée par le rôle du père, puis par celui d'Eugène Mortain, politicien corrompu. Le père, commerçant, est décrit comme un homme dont la philosophie est de « mettre les gens dedans ». Le collège apparaît comme une réduction du monde des adultes, avec ses combines pour gagner de l'argent. E. Mortain « recelait en lui […] une âme de véritable homme d'état » et « tenait de son père la manie profitable et conquérante de l'organisation ». En quelques lignes Mirbeau dénonce l'appareil étatique, qui permet aux hommes politiques sans scrupules de s'enrichir. Le narrateur est donc élevé dans un monde où le vol et la malhonnêteté triomphent. À la mort de son père, il décide de retrouver à Paris son ami, qui est entre-temps devenu ministre. Il se lance alors dans la politique, mais échoue, car cet aventurier est trop “honnête”... Après cet échec, il fait chanter son ami, qui, pour se débarrasser de cet ami devenu compromettant, l’expédie aux Indes en tant qu' « embryologiste » à le recherche de « l’initium protoplasmique de la vie organisée ».

Dans « Le Jardin des supplices », deuxième partie de son récit, il dénonce la cruauté des hommes qui se prétendent « civilisés » et l’iniquité de la “Justice”. La mort et la souffrance sont omniprésentes, universelles. Elles sont institutionnalisées à travers l'armée, les religions et la loi : « Les passions, les appétits, les intérêts, les haines, le mensonge ; et les lois, et les institutions sociales, et la justice, l'amour, la gloire, l'héroïsme, les religions, en sont les fleurs monstrueuses et les hideux instruments de l'éternelle souffrance humaine... [...]. Et ce sont les juges, les soldats, les prêtres qui, partout, dans les églises, les casernes, les temples de justice s'acharnent à l'œuvre de mort… » D’où l’ironique dédicace du roman : « Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, je dédie ces pages de Meurtre et de Sang. »

 

Une « monstruosité littéraire »


Le Jardin des supplices est aussi une « monstruosité littéraire ». Le roman est en effet constitué de trois parties sans rapport évident les unes avec les autres. Le « Frontispice » met en scène une discussion « scientifique » sur le meurtre entre membres de l’intelligentsia parisienne : tous sont d’accord pour reconnaître que c’est le propre de l’homme et que c’est le fondement de toutes les sociétés humaines. Dans « En mission », Octave Mirbeau dresse une caricature des milieux politiques de la Troisième République et ridiculise la science à travers  les mobiles de  la pseudo-expédition scientifique  et la rencontre du narrateur avec un grotesque « très grand savant ». Sur le bateau qui le conduit en Orient, le narrateur anonyme, au visage ravagé, qui lit le récit de son expérience aux personnages rassemblés dans le « Frontispice », fait la connaissance de  Clara, une Anglaise fort émancipée, qui lui fait découvrir la face cachée de la colonisation. Dans la troisième partie, « Le Jardin des supplices » stricto sensu, il dépeint la relation sado-masochiste qui l’a lié à la sadique Clara, qui lui a fait visiter le bagne de Canton et s’est enivrée de la vision des horribles supplices infligés à des condamnés, notamment les supplices du rat, de la cloche et de la caresse. Le roman est construit à partir de récits parus antérieurement dans des journaux indépendamment les uns des autres. Simplement juxtaposés, ils forment le squelette du « roman ». Mirbeau, en adoptant ce type de construction, s’oppose à la structure du roman balzacien ou zolien. Les critiques ne se priveront pas de l’attaquer sur le manque de composition de son récit, sur la forme plus que sur le fond. Ils en souligneront aussi les invraisemblances, dont le romancier n’a cure. Mirbeau juxtapose les récits comme les impressionnistes les couleurs : c’est le tout qui donne du sens à l’œuvre.

 

Un roman initiatique


Le Jardin des supplices met en scène l’initiation du narrateur par Clara : la violence qu’elle exerce sur lui va lui ouvrir les yeux sur la cruauté du monde, sur la vraie nature de l’homme, sur le socle sanglant des sociétés et sur les épouvantables massacres perpétrés par les Anglais et les Français. Mirbeau met en scène le sadisme et le masochisme des personnages et reprend pour cela le cliché de la femme fatale de l’époque : Anglaise aux cheveux roux et aux yeux verts. Curieusement, il dote ces femmes cruelles de prénoms évoquant la lumière : on trouve une autre  Clara dans « Pauvre Tom ! » et une Clarisse dans « Le Bain ». C’est l’initiatrice Clara qui dévoile le programme de l'initiation entreprise dans la deuxième partie du roman : « Je t'apprendrai des choses terribles... des choses divines... tu sauras enfin ce que c'est que l'amour !... Je te promets que tu descendras, avec moi, tout au fond du mystère de l'amour... et de la mort !... » De fait, elle initie le narrateur en lui transmettant des vérités qui lui étaient inconnues, qu'il combat d’abord puis finit par accepter, car elles sont incarnées dans le parcours initiatique, ou illustrées par les récits et les actes des personnages. Ces vérités concernent la nature de l'homme, celle de l'amour, ou encore celle de la beauté. C'est une véritable leçon de philosophie qu'elle donne au narrateur. Il découvre, tout au long de son parcours, l'horreur qui, en s'intensifiant, sature ses sens et annihile sa pensée. Ce cheminement à l'intérieur du bagne l'a transformé. Sa nouvelle vision du monde et son rapport à la mort sont d'abord signifiés par un intense mal de tête, comparé à une torture, puis transcrit dans ses paroles : « Et l'univers m'apparut comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices... Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d'horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, nous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie... ».

 

Un roman décadent


Enfin, Le Jardin des supplices est le texte qui clôt ce que les critiques ont appelé la littérature décadente, tendance littéraire née sous le parrainage de Baudelaire, qui en est le précurseur et qui était, comme Mirbeau, révolté contre la société : sensible est ici l’influence du poète sur le romancier. Ils ont tous les deux une conception sadique de l’amour, en unissant l’exercice de la cruauté au plaisir, à la satisfaction sexuelle ; mais le premier décrit souvent une femme victime et le second développe plutôt l’image de la femme fatale. Pour Baudelaire, il s’agit de profaner la nature à travers la femme, alors que, chez Mirbeau, la conception de l’amour repose sur l’idée de la guerre des sexes : chez lui, Les Fleurs du mal ont abouti aux pleurs du mâle. Le plaisir que l’amour procure permet d’échapper un instant à la cruauté de la réalité. Mais, au lieu d’apaiser le désir, il ne fait que l’exacerber, conduisant l’individu à la recherche éperdue du plaisir sous toutes ses formes (particulièrement les formes anormales), la seule délivrance étant la mort. Le goût pour les perversions de Clara et de sa maîtresse Annie illustre cette quête. Mais, alors que Baudelaire perçoit l’œuvre de Satan derrière les perversions de l’homme, Mirbeau y voit la conséquence de pulsions sexuelles et d’un inconscient exacerbé par la société. À l’explication morale de Baudelaire, il substitue une explication clinique et “sociologique”. D’une certaine manière, Mirbeau “laïcise” certaines idées baudelairiennes.

Le Jardin des supplices permet de nombreuses lectures, comme le souligne la bibliographie donnée par Pierre Michel dans sa préface. Pourtant, on attend une étude génétique de ce récit composite, qui mettrait en lumière le travail d’écriture et de réécriture de Mirbeau.

Voir aussi les notices Collage, Recyclage, Chine, Meurtre, Sadisme, Masochisme et Hystérie.

F. S.

 

Bibliographie : Emily Apter, « The Garden of scopic perversion from Monet to Mirbeau », October, n° 47, hiver 1988, pp. 91-115 ; Ioanna Chatzidimitriou, Ioanna, « Le Jardin des supplices et les effets discursifs du pouvoir », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mai 2007, pp. 35-47 ; Fernando Cipriani, « Un giardino mostruoso e crudele a misura della società decadente : Le Jardin des supplices », in Dal discorso letterario al discorso sociale, Sigraf Edizioni Scientifiche, Pescara, 2007, pp. 221-266 ; Michel Delon, préface du Jardin des supplices, Gallimard, Folio, 1988, pp. 7-37 ; Jérôme Gouyette, « Sacrilèges et souffrances sacrées dans Le Jardin des supplices », in Approches de l'idéal et du réel, Presses de l'Université d'Angers, 1993, pp. 379-397 ; Samuel Lair, « Une illustration littéraire du mythe de l'Éternel Retour : Le Jardin des supplices, d'Octave Mirbeau (1899) », in Studia Romanica Posnaniensa, Poznan, volume XXV, 2008, pp. 49-65 ; Louise Lyle, « Charles Darwin dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 47-64, mars 2009 ; Pierre Michel, « La Première ébauche du Jardin des supplices : En mission (1893) », Cahiers Octave Mirbeau, Angers, n° 1, 1994, pp. 171-192 ; Pierre Michel, « Le Jardin des supplices : entre patchwork et soubresauts d'épouvante », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 46-72 ; Pierre Michel, « Introduction » au Jardin des supplices, in Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel - Société Octave Mirbeau, t. II, pp. 133-154 ; Pierre Michel, « Le Jardin des supplices, ou : du cauchemar d’un juste à la monstruosité littéraire », introduction au Jardin des supplices, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-31 ; Jean-Luc Planchais, « Clara : supplices et blandices dans Le Jardin », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 47-57 ; Mario Praz, La Chair, la Mort et le Diable : le romantisme noir, Gallimard/Tel, 1998 ; Julia Przybos, « Délices et supplices : Octave Mirbeau et Jérôme Bosch », in Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 207-216 ; Elena Real, « L'Imaginaire fin-de-siècle dans Le Jardin des supplices », in Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 225-234 ; Elena Real, « El espacio fantasmático del jardín en El Jardín de los suplicios de Octave Mirbeau », in Actes du colloque de Lleida Jardines secretos : estudios en torno al sueño erótico, Edicions de la Universitat de Lleida, 2008, pp. 191-206 ; Éléonore Roy-Reverzy, « D'une poétique mirbellienne : Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, pp. 30-45 ; Seminari pasquali di analisi testuale, n° 8, Le Jardin des supplices, Edizioni ETS, Pise, 1993, 93 pages ; Fabien Soldà, « Le Jardin des supplices : roman d'initiation ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 61-86 ; Fabien Soldà, « Octave Mirbeau et Charles Baudelaire : Le Jardin des supplices ou Les Fleurs du mal revisitées », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, 1997, pp. 197-216 ; Simone Vierne. Rite, roman, initiation, Presses Universitaire de Grenoble, première édition 1973, deuxième édition revue et augmentée 1987 ; Robert Ziegler, « Hunting the peacock - The pursuit of non-reflective experience in Mirbeau's Le Jardin des supplices », in Nineteenth century french studies, été 1984, vol. 12, n° 4, pp. 162-174 ; Robert Ziegler, « Utopie et perversion dans Le Jardin des supplices », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 91-114.

 

 

 


LE JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE

Le Journal d'une femme de chambre, publié chez Fasquelle en juillet 1900, est le roman le plus célèbre de Mirbeau. Une première mouture a paru en feuilleton dans L’Écho de Paris, du 20 octobre 1891 au 26 avril 1892, alors que le romancier traverse une grave crise morale et littéraire, travaille à contre-cœur et ne se soucie aucunement de revoir sa copie en vue de la publier en volume. Une deuxième version, fortement remaniée, a paru en dix livraisons dans la dreyfusarde Revue Blanche,  du 15 janvier au 15 juin 1900, c’est-à-dire au lendemain de l’affaire Dreyfus : Mirbeau y. développe considérablement la mouture primitive, par alluvions successives et mixage de textes, et  déplace l’action principale pendant l’Affaire. Lors de la publication en volume, il insère in extremis deux chapitres sans rapport évident avec la chambrière diariste, transgressant ainsi la crédibilité romanesque, et introduit dans son récit des imparfaits du subjonctif et autres signes de littérarité, histoire d’éviter de le voir classé parmi les romans naturalistes honnis, comme le sujet eût pu s’y prêter. Le roman a été accueilli dans un silence gêné et rarissimes ont été les comptes rendus dans la presse. Mais le succès de ventes a été considérable ; 146 000 exemplaires ont été vendus du vivant de l’auteur.

 

Subversion des normes

 Le romancier a choisi la forme d’un journal, dont les chapitres sont datés et rédigés sur le coup, plutôt que celle de mémoires, car elle lui permet de juxtaposer des séquences où le passé interfère avec le présent au gré des souvenirs, alors que le récit après coup tend à conférer du sens et de la cohérence et à transformer en destin la vie des protagonistes. Il est aussi possible, dans un journal, de mélanger les tons et les genres, selon l’humeur du diariste (et celle du romancier, qui ne fait jamais oublier sa présence), ce qui contribue également à rompre avec la linéarité du roman traditionnel et avec la prétendue objectivité des romans qui se veulent réalistes. La subjectivité du journal offre aussi l’avantage de ne nous donner qu’une version pas toujours plausible des événements rapportés : ainsi, au risque de frustrer l’attente de ses lecteurs, Mirbeau ne nous apporte aucune certitude sur la culpabilité de Joseph, soupçonné par la diariste d’avoir violé et tué une fillette. De surcroît, le fait même de donner la parole à une chambrière, Célestine, constitue déjà une transgression des codes littéraires en usage, en même temps que de la hiérarchie sociale, car une simple « subalterne » n’était pas censée prendre la plume, à une époque où la littérature apparaissait comme l’apanage de la classe dominante, qui disposait de ce fait du monopole de la parole et, partant, de la respectabilité.

Mais le journal de Célestine n’est pas seulement un nouvel exemple de mise à mal des conventions littéraires : il est aussi un outil au service d’une entreprise de subversion des normes et de démystification de la société. Car il présente l’intérêt incomparable de nous faire percevoir les êtres et les choses par le trou de la serrure. À travers le regard d’une diariste qui n’a ni ses yeux, ni sa langue dans sa poche, Mirbeau nous fait pénétrer dans les coulisses peu ragoûtantes du theatrum mundi et dans l’intimité des nantis, depuis la petite bourgeoisie provinciale – celle des Lanlaire, au patronyme grotesque, qui doivent leur richesse injustifiable aux filouteries de leurs « honorables » parents respectifs  –  jusqu’aux milieux parisiens les plus huppés. Il nous fait découvrir les nauséabonds dessous du beau monde, les « bosses morales » des classes dominantes et les turpitudes de la société bourgeoise, d’ordinaire cachées sous des dehors d’honorabilité, notamment les perversions sexuelles en tous genres, dont la plus célèbre est le fétichisme de la bottine, chez un certain M. Rabour. C’est avec une jubilation vengeresse qu’il arrache le masque de respectabilité des puissants, fouille dans leur linge sale et débusque les canailleries camouflées derrière de belles « grimaces » qui ne trompent que les naïfs.

 

Enfer social, pourriture et nausée

Le roman est conçu comme une exploration pédagogique de l'enfer social et Célestine, nouveau Virgile, a pour mission de nous en faire traverser les cercles et de nous en exhiber les nauséeuses horreurs. En effet, alors qu’elle est échouée dans un bourg normand, Le Mesnil-Roy, chez ses nouveaux maîtres, les Lanlaire, elle évoque, au fil de ses souvenirs et de la plume, toutes les places qu’elle a faites depuis des années, dans les maisons les plus respectables, du moins en apparence, car la plupart des maîtres sont gratinés. Au terme de ce voyage à travers les corruptions de la haute, force est au lecteur de bonne foi de faire sien le constat lucide et vengeur de Célestine : « Si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens. ».

Mais la pourriture qui règne chez les nantis contamine peu à peu les domestiques. Pour eux la vie est un enfer, mais, bien souvent, à l’instar de Célestine elle-même, au lieu de se révolter et de s’organiser pour subvertir un ordre hypocrite et inique, ils ne voient d’issue qu’en accédant à leur tour au statut de maître. Forme moderne de l’esclavage, la condition des gens de maison, comme on disait, est bien dénoncée par la chambrière, que le romancier dote d’une lucidité impitoyable : « On prétend qu’il n’y a plus d’esclavage... Ah ! voilà une bonne blague, par exemple... Et les domestiques, que sont-ils donc, sinon des esclaves ?... Esclaves de fait, avec tout ce que l’esclavage comporte de vileté morale, d’inévitable corruption, de révolte engendreuse de haines. » Selon elle, le domestique est un être « disparate », « un monstrueux hybride humain », qui « n’est plus du peuple, d’où il sort », sans être pour autant « de la bourgeoisie où il vit et où il tend ». Si tous les serfs des temps modernes sont condamnés à l’instabilité, à la surexploitation et à de perpétuelles humiliations, les femmes de chambre sont de surcroît traitées comme des travailleuses sexuelles à domicile, ce qui est souvent le premier pas vers la prostitution. L’un des dilemmes auxquels est confrontée Célestine est précisément de savoir si elle n’aurait pas intérêt à franchir le pas de la galanterie et d’entrer “en maison”. Mais Mirbeau ne nourrit pour autant aucune illusion sur les capacités de révolte de la gent domestique, car elle est aliénée idéologiquement et presque toujours corrompue par ses maîtres : Célestine elle-même, malgré sa lucidité et son dégoût, finit par devenir maîtresse à son tour et par houspiller ses bonnes, dans « le petit café » de Cherbourg où elle a suivi le jardinier-cocher Joseph, antisémite et sadique, enrichi par le vol audacieux de l’argenterie des Lanlaire, et dont elle s’est persuadée qu’il a violé et assassiné une petite fille, Claire. Comble de la déception du lecteur : elle se dit même prête à le suivre « jusqu’au crime », tels sont les derniers mots de son journal...

À travers le personnage de Joseph, membre actif de toutes les ligues antisémitiques de Haute-Normandie, Mirbeau s’emploie à discréditer les partisans du sabre et du goupillon. Car cet énigmatique et impénétrable Joseph, aux allures reptiliennes, est un sadique, qui jouit de faire durer l'agonie d'un canard. Le romancier nous incite à en conclure que les motivations des anti-dreyfusards s'enracinent dans le cerveau reptilien, que les nationalistes et les antisémites qui ne cessent de crier « Mort aux Juifs »  ne sont que des assassins en puissance, et que le combat des dreyfusistes est bien celui des Lumières contre les ténèbres, de la pensée libre contre la part d'inhumain que tous les hommes, lointains descendants des grands fauves, portent en eux. De même, à travers l'enthousiasme bestial des domestiques réactionnaires pour les valeurs en toc de leurs maîtres qu’ils copient sans vergogne – l'armée, la monarchie, l'argent –, il nous fait comprendre que seuls les esprits bas, incultes, idéologiquement aliénés par le poids de leur servitude, peuvent encore se laisser leurrer par les grands mots mystificateurs de patrie, de noblesse, de religion et d'honneur.

Si la diariste Célestine parvient bien à nous faire partager sa révolte contre l’injustice sociale, elle est elle-même incapable de lui donner un contenu positif en s’engageant dans une lutte collective : ses révoltes spontanées, qu’elle appelle ses « folies d’outrages », sont sans lendemain et se révèlent totalement contre-productives pour elle et sans la moindre utilité pour les autres. Seul son journal, publié par le romancier, est susceptible d’avoir des effets à long terme dans la vie réelle, pour mettre un terme à l’esclavage domestique. Ce qui contribue à l’enliser dans une vie quotidienne routinière et humiliante et une servitude acceptée avec fatalisme (selon elle, les domestiques ont « la servitude dans le sang »), c’est l’écœurement existentiel dont témoigne son journal et qui est celui de Mirbeau lui-même. Bien avant Sartre, il s’emploie en effet à susciter chez nous une véritable nausée existentielle et met en lumière le tragique de la condition humaine en peignant la vie quotidienne dans tout ce qu’elle a de vide, de vulgaire et de sordide. Mais, par la magie du style et grâce au secours des mots, qui nous vengent de tous nos maux, le roman-exutoire se révèle paradoxalement tonique et jubilatoire et la nausée apparaît comme la condition d’une élévation.

Voir aussi les notices Roman, Domesticité, Complexe d’Asmodée, Démystification, Respectabilité et Pessimisme.

P. M.

 

Bibliographie : Camen Boustani,, « L’Entre-deux dans le journal intime d’une femme de chambre »,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 74-85 ; Reginald Carr, « La Normandie dans Le Journal d'une femme de chambre »,  Actes du Colloque Octave Mirbeau du Prieuré Saint-Michel de Crouttes, Éd. du Demi-Cercle, 1994, pp. 69-80 ; Maria Carrilho-Jézéquel,  « Rhétorique de la satire dans Le Journal d'une femme de chambre », Angers,  Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, pp. 94-103 ; Maria Carrilho-Jézéquel, « La Tentation du grotesque dans Le Journal d'une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, mai 1997, pp. 250-256 ; Gaétan Davoult, Gaétan, « Déchet et corporalité dans Le Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 11, 2004, pp. 115-137 ; Serge Duret, « Éros et Thanatos dans Le Journal d'une femme de chambre », Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 249-267 ; Serge Duret, « Le Journal d'une femme de  chambre ou la redécouverte du modèle picaresque », Angers, Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, mai 1995, pp. 101-124 ; Serge Duret, « Le Journal d'une femme de chambre : œuvre baroque ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, mai 1997, pp. 236-249 ; Serge Duret, « L'Odyssée de la femme de chambre », Europe, n° 839, mars 1999, pp. 27-36 ; Sándor Kálai,, « Des yeux d’avare, pleins de soupçons aigus et d’enquêtes policières” (Le Journal d’une femme de chambre et le roman policier) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 95-77 ; Yannick Lemarié, « Les âmes ont du poil aux pattes », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, pp. 4-21 ; Pierre Michel,  « Introduction » au Journal d’une femme de chambre et Notes, in Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel - Société Octave Mirbeau, 2001, t. II, pp. 339-368 et pp. 1237-1314 ; Pierre Michel, « Le Journal d’une femme de chambre, ou voyage au bout de la nausée », introduction au Journal d’une femme de chambre, Éditions du Boucher, 2001, pp. 3-31 ; Katalin Pór, « Perversions et crise de la société dans Le Journal d'une femme de chambre », Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Actes du colloque de Cerisy, 28 septembre-2 octobre 2005, Presses de l’Université de Caen, 2007, pp. 171-184 ; Annie Rizk, « De Mirbeau à Genet,  la révolte sociale fragmente-t-elle le sujet littéraire ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, pp. 68-76 ; Anita Staron, « “La servitude dans le sang”. L'image de la domesticité dans l'œuvre d'Octave Mirbeau », Statut et fonctions du domestique dans les littératures romanes, Actes du colloque international des 26 et 27 octobre 2003, Lublin, Wydawnictwo UMCS, 2004, pp. 129-140 ; Gabriella Tegyey, « Claudine et Célestine : le journal et son fonctionnement », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001, pp. 86-98 ; Arnaud Vareille,  « Clara et Célestine, deux prisonnières mirbelliennes », Revue des Lettres et de traduction, Kaslik (Liban), n° 11, novembre 2005, pp. 387-410 ; Robert Ziegler, « Fetish and Meaning : Le Journal d’une femme de chambre », ch. VII de The Nothing Machine – The Fiction of Octave Mirbeau, Rodopi, Amsterdam – New York, 2007, pp. 133-148 ; Robert Ziegler, Robert, « Le perroquet, le chien et l’homme dans Le Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, mars 2009, pp. 39-56.

 

 


LE PETIT GARDEUR DE VACHES

Sous ce titre a paru, en 1922, chez Flammarion, dans la collection « Une Heure d'oubli », n° 137, une brochure de 62 pages  petit format, qui comporte six contes et nouvelles de Mirbeau :  outre « Le Petit gardeur de vaches », paru dans le Gil Blas le 2 août 1887, on y trouve « L’Octogénaire »,  Mémoire pour un avocat, « Le Colporteur », « Les Bouches inutiles » et « Paysage de foule ». Tous ces textes ont été recueillis en 1990 dans les Contes cruels.

Voir les notices Contes cruels et Mémoire pour un avocat.

 

P.M.


LE PORTEFEUILLE

Le Portefeuille  est une farce en un acte, créée le 19 février 1902 au Théâtre de la Renaissance-Gémier, avec Firmin Fémier dans le rôle de Jean Guenille. Elle a été publiée la même année chez Fasquelle en un petit volume de 31 pages, puis recueillie en 1904 dans les Farces et moralités. C’est l’adaptation théâtrale d’un conte, inspiré d’un fait divers, qui a paru, sous le même titre, dans Le Journal du 23 juin 1901 et que Mirbeau a ensuite inséré dans le chapitre XIX des 21 jours d’un neurasthénique (1901). Traduite dans de nombreuses langues, la pièce a connu un grand succès à l’étranger, où des groupes libertaires s’en sont servis pour leur agit-prop.

La scène est située la nuit, dans un commissariat de police parisien, où le commissaire, de retour d’une soirée théâtrale, histoire de s’émoustiller, se fait, comme tous les soirs, amener sa maîtresse, Flora Tambour, par deux agents qui la brutalisent quelque peu, pour l’avoir une nouvelle fois surprise à faire de la retape sous leur nez. Là-dessus on introduit un vieux mendiant fatigué, Jean Guenille, venu apporter un portefeuille bourré de gros billets qu’il a eu la malencontreuse idée de trouver sur le trottoir. D’abord fêté comme un héros, à qui pourrait éventuellement échoir une très modeste récompense, pour un acte aussi rare que désintéressé, Jean Guenille est ensuite traité comme un vulgaire délinquant et envoyé au dépôt dès qu’il s’avère qu’il n’a pas de domicile fixe et constitue de ce fait un danger potentiel pour la société. Flora Tambour en est choquée et proteste en vain, et le commissaire, de plus en plus énervé, la fait embarquer elle aussi.

Il s’agit d’une farce, avec ses effets caricaturaux, son renversement brutal de situation et son crescendo final, comme si la folie s’emparait du commissaire, incarnation de l’ordre social devenu fou. Mais elle a une portée didactique et constitue bien une moralité. Mirbeau ne se contente pas de dénoncer les “bavures” policières, mais y fait la démonstration pré-brechtienne du caractère intrinsèquement pervers de la loi. Elle permet en effet de traiter comme un délinquant un misérable vagabond victime de la société, et dont le comportement est qualifié d’héroïque par ceux-là mêmes qui lui appliquent les rigueurs de la loi. Le spectateur ne peut qu’en être choqué et amené à s’interroger sur un ordre social aussi injuste qu’absurde. Et il se trouve confronté à un dilemme : ou bien il doit accepter un ordre social inique, avec toutes ses conséquences, mais alors en toute connaissance de cause, sans pouvoir s’abriter derrière de belles justifications aussi ronflantes que mensongères ; ou bien il est choqué par les effets pervers de lois qu’il croyait justes et, remontant des effets à la cause, il se voit contraint de remettre en question la loi elle-même et tout l’ordre social bourgeois qu’elle légitime. Ce ne sont pas les ratés du système que Mirbeau dénonce, mais son fonctionnement normal : sa critique est radicale.

P. M.

 

Bibliographie : Claudine Elnécavé, « À bas les masques, ou la mise en scène du social dans Le Portefeuille », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, mars 2003, pp. 145-149 ; Caroline Granier, Les Briseurs de formules – Les écrivains anarchistes en France à la fin du XIXe siècle, Ressouvenances, 2008, pp. 178-180 ; Pierre Michel, «  Introduction » au Portefeuille, in Théâtre complet de Mirbeau, Eurédit, 2003, t. IV, pp. 123-126 ; Jean-François Wagniart, Le Vagabond dans la société française (1871-1914), thèse dactylographiée, Université de Paris-Panthéon, 1997, t. II, pp. 409-411.

 

 


LE SALON DE 1885

Le  Salon de 1885 a été publié en juin 1885 par la Galerie des Artistes Modernes Ludovic Baschet, dans la collection « Maîtres modernes », dirigée par F.-G. Dumas, et dont Mirbeau rend compte le 20 juin dans La France. Son prix est élevé (trente francs), car il s’agit d’un volume de luxe destiné à un public socialement favorisé. Gros de 28 pages très grand format (45 x 33 cm), il comporte vingt-six illustrations, les unes pleine page, les autres dans le texte, qui ne correspondent pas du tout aux choix esthétiques exprimés par Mirbeau (elles sont en effet signées Cabanel, Boulanger, Rochegrosse, etc.) : elles lui ont visiblement été imposées par F.-G. Dumas et sont révélatrices du goût du public de l'époque, qui se précipite en masse dans cette « grande foire aux médiocrités grouillantes et décorées » qu’est le Salon annuel aux yeux du critique. Aucun des peintres impressionnistes qu’il admire n’y participe.

Mirbeau y réutilise la matière des huit articles parus dans les colonnes de La France du 1er mai 1885, « Coup d’œil général », au 3 juin suivant, sous le titre générique « Le Salon ». Il y faisait le compte rendu du Salon de 1885 et n’était évidemment pas tendre avec la plupart des artistes exposés, représentants de l’académisme (Bouguereau, Gervex) ou du naturalisme (Roll, Breton). Seuls ont droit à ses éloges Fantin-Latour et Autour d’un piano (le 9 mai), Puvis de Chavannes, « grand et pur artiste », qui « n’a souci que de belles formes » (le 12 mai), les toiles de Jean-François Raffaëlli (le 17 mai), le Blanqui mort, de Dalou, et surtout son nouvel ami Auguste Rodin, qui expose le buste d’Antonin Proust, dont la tête est « pleine d’une rudesse magnifique » (le 21 mai).

Les articles constituant Le  Salon de 1885 ont été recueillis en 1993 dans le tome I des Combats esthétiques.

P. M.

 

 


LES 21 JOURS D'UN NEURASTHENIQUE

Publié le 15 août 1901 par Eugène Fasquelle, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique  propose une nouvelle exploration des turpitudes de la Belle Époque. Peu soucieux de vraisemblance ou d’unité de composition, Mirbeau a compilé, pour écrire ce roman, plusieurs dizaines de contes déjà parus dans la presse, ce qui ne sera pas sans déconcerter son lectorat. Rachilde pourra ainsi écrire que le livre n’est rien d’autre que le « fond de tiroir d’un journaliste ». S’il y a du vrai dans ce jugement, la modernité l’a récupéré pour le transformer en éloge et voir dans la composition aléatoire du récit un nouvel exemple de déconstruction romanesque dont est coutumier Mirbeau. L’œuvre dépasse toutefois la simple innovation formelle. Elle touche également à la réflexion sociale et philosophique. Les outrances de certains portraits, la caricature des corps constitués, le baroquisme de plusieurs récits viennent tout à la fois dénoncer une société hypocrite et corrompue, qui proteste de son moralisme et de son équité pour mieux écraser le faible ou le nécessiteux, et ouvrir ainsi au lecteur le champ de la réflexion en le plaçant dans la position de témoin privilégié, mais non fasciné par l’illusion romanesque.

 

Mimer les formes dominantes : la critique sociale selon Mirbeau

 

En cure dans la ville de X, en l’occurrence Luchon où Mirbeau passa quelques semaines en 1897, le narrateur, Georges Vasseur, observe ses contemporains rassemblés là pour passer la saison. Lieu de villégiature autant que de soins, X se révèle rapidement un décor propice à mettre en scène des échantillons d’une humanité – officielle ou anonyme – caricaturale et dégradée. On retrouve dans ce choix géographique des échos de l’actualité. L’Exposition universelle de 1900 a fermé ses portes le 12 novembre, mais quelques mois n’ont pas suffi à effacer dans les mémoires le décorum artificiel dont elle a surgi. Mirbeau s’est fait le contempteur de telles manifestations dans la presse, dès décembre 1895, avec un long article rédigé pour La Revue des Deux-Mondes. Sa correspondance témoigne de son opinion sur celle de 1900. Une lettre à Claude Monet lui sera ainsi prétexte à en dépeindre « les hideuses laideurs ». Il en reprend pourtant la configuration pour imaginer un Luchon de carton-pâte, dont les bâtiments n’ont d’autres fonctions que de satisfaire aux besoins des curistes sans autre préoccupation des nécessités quotidiennes. L’artificialité des lieux vaut pour dénonciation de cet aveuglement volontaire d’une partie de la société et du déni de réalité qu’elle peut opposer à la misère et à la souffrance.

Mais l’expérience des « zoos humains », en pleine vogue alors, se lit aussi en filigrane. Rien n’atteste que Mirbeau y ait explicitement songé, il n’y fait référence nulle part. Toutefois, pour avoir été le clou des expositions coloniales, les « villages nègres », artificiellement reconstitués pour exhiber les populations coloniales et faire connaître le grand frisson aux visiteurs, présentent de fortes analogies avec le dispositif textuel du roman. La ville de cure devient, elle aussi, un lieu pittoresque, régi par des règles de conduite qui n’ont pas cours dans la société et dont le lecteur, convié à la visite, ne peut que d’étonner. En retournant le regard occidental vers ses propres pratiques, Mirbeau suit toujours son projet critique.

Il propose d’ailleurs, avec Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, un véritable guide de la société fin-de-siècle, formellement comme thématiquement. Les guides d’alors découpent le réel en échantillons et en fournissent une version déréalisante. Seul le site compte au détriment de l’itinéraire ; le fragment vaut pour le tout et favorise un regard parcellaire, sélectif, bien fait pour favoriser une lecture tronquée de la réalité sociale. Reprenant à son compte un tel découpage, le texte est constitué de multiples séquences autonomes dans lesquelles les protagonistes échangent récits et anecdotes. Mais au lieu d’opérer un choix mélioratif dans la sélection, les séquences sont toutes placées sous le signe du grotesque et de l’horreur.

Si la forme du roman a pu être jugée aberrante par certains contemporains, elle ne l’est ni plus ni moins que les structures de la société contemporaine.

 

La vaine ronde des voix

 

Au gré des chapitres, les rencontres et les anecdotes se succèdent pour nous faire pénétrer plus avant dans un monde que n’épargne aucune bassesse. La polyphonie donne au roman le rythme de la vie, d’une vie dans laquelle quelques fantoches se débattent maladroitement pour échapper à leur condition, immuable, qui les incite à s’entretuer, à se jalouser ou, plus rarement, à s’aimer, pour finir par mourir. Le caractère de microcosme étouffant du roman sert à merveille l’expression de la tragédie de l’existence que le grand pessimiste Mirbeau se plaît à faire valoir. Ce Décaméron moderne est donc loin de vouloir, à l’instar de son illustre modèle, reconstituer un univers civilisé au milieu du chaos (la peste de Florence a poussé les conteurs boccaciens à se réfugier dans une villa isolée, d’où ils tentent de conjurer le fléau par la grâce de leurs récits). Bien au contraire, c’est le chaos même qu’incarne la ville de cure au milieu des Pyrénées. Plutôt que de fournir autant d’exempla, sur lesquels le petit cénacle florentin dissertait dans la villa Palmieri, les récits des locuteurs mirbelliens offrent des contre-exemples de sociabilité : meurtres, viols, barbarie médicale ou morale, malhonnêteté, tous les vices de l’époque sont illustrés par les propos rapportés. La parole vive est le truchement de ces révélations, plaçant ainsi le lecteur en auditeur privilégié de ces entretiens, improvisés au gré des rencontres fortuites du narrateur. Les villes d’eau sont avares en activités et l’ennui menace à chaque instant. Voilà pourquoi, sans doute, les historiens nous apprennent qu’il existait des « maisons de conversation » dans les villes de cure. Mirbeau a donc privilégié un univers de parole, mimant la sociabilité contemporaine. Mais loin d’être un outil de communication, loin de favoriser l’échange, la parole est intransitive et tourne à vide. La conversation s’abîme, en effet, dans l’anecdote ; chaque interlocuteur est porteur de sa propre vision du monde, hypostasiée par son récit, et reste figé dans ses représentations personnelles. Maître du Buit, avocat, a toujours une plaidoirie aux lèvres, le professeur Tarabustin monologue chaque soir durant sa promenade à l’itinéraire immuable.

 

L’écran neurasthénique

 

Un tel univers justifie le titre du roman : il semble la projection d’un esprit malade.. Mirbeau est, il est vrai, souvent en proie à un abattement symptomatique d’une neurasthénie profonde. Cependant, plutôt que de se complaire dans une pose ostentatoire de cas pathologique, le romancier fait de la maladie un instrument de lecture du réel, ou, pour le dire avec les mots de Zola, un véritable écran. À ceux, classique, romantique et réaliste, de la nomenclature zolienne, Mirbeau ajoute l’écran pathologique, qui, tout en conservant l’ancrage historique du dernier, lui adjoint un subjectivisme exacerbé. Le romancier s’en sert comme d’un filtre lui permettant, dans un premier temps, de laisser libre cours à son pessimisme foncier, et de se débarrasser, par la suite, de toute illusion référentielle. Ce verre déformant justifie à la fois une forme monstrueuse et des propos aberrants, reflets d’une conscience malade qui grossit les traits et les distord en une anamorphose généralisée.

Il s’agit donc bien avec ce roman d’effectuer une attaque en règle contre la société. Texte engagé, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique évite l’écueil du roman à thèse par la déconstruction du récit et la nécessaire distanciation qu’impose l’exagération des propos, dans lesquels l’humour noir le dispute à l’ironie.

A. V.

 

Bibliographie : Monique Bablon-Dubreuil,  « Une Fin-de-siècle neurasthénique : le cas Mirbeau », Romantisme, n° 94, décembre 1994, pp. 28-38 ; Cécile Barraud, « Les 21 jours d’un neurasthénique,  À rebours et le “cercle d’infamie contemporaine” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, mars 2006, pp. 130-149 ; Claude Herzfeld, « Hermann Hesse et Octave Mirbeau : cure et neurasthénie », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, mars 2007, pp. 95-110 ; Sándor Kálai, « Les récits d’une société criminelle (La représentation du crime dans Les 21 jours d’un neurasthénique) », Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010 ; Samuel Lair,  «  Destins du conflit chez Octave Mirbeau, des Vingt et un jours à La 628-E8 », in Dynamiques du conflit, CRELLIC – Université de Bretagne-Sud, Lorient, 2003, pp. 179-191 ;  Samuel Lair, Mirbeau, l'iconoclaste, L'Harmattan, 2008, pp. 241-252 ; Christopher Lloyd, « Mirbeau's hedgehog », Nineteenth century french studies, automne 1992, pp. 149-167 ; Christopher Lloyd, Mirbeau’s fictions, University of Durham, 1996, pp. 68-86 ; Bertrand Marquer, « Travaux de couture : Le Jardin des supplices et Les 21 jours d’un neurasthénique d’Octave Mirbeau », Nouveaux Cahiers François Mauriac, 2005, pp. 119-136 ; Bertrand Marquer, « Mirbeau 1900 : Contre l'étiquette, Le Jardin des supplices (1899) et Les 21 jours d'un neurasthénique (1901) », in Octave Mirbeau : passions et anathèmes, Presses de l'université de Caen, 2007, pp. 237-248 ;  Pierre Michel, « De l'anarchisme à la mort du roman », préface aux 21 jours d'un neurasthénique, Éditions du Passeur, 1998, pp. 7-14 ; Pierre Michel, « Introduction » aux 21 jours, in Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel - Société Octave Mirbeau, 2001, t. III, pp. 9-16 ; Pierre Michel, « Les 21 jours d’un neurasthénique, ou le défilé de tous les échantillons de l’animalité humaine », introduction aux 21 jours d’un neurasthénique, Éditions du Boucher, 2003, pp. 3-27 ; Éléonore Reverzy, « Mirbeau et le roman : de l’importance du fumier - De Dans le ciel aux 21 jours d'un neurasthénique », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 97-106 ; Éléonore Reverzy, « Mirbeau excentrique », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 157-170 ; Lucie Roussel, « Contre, tout contre, l'imaginaire fin-de-siècle : Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, 2005, pp. 137-153 ; Lucie Roussel, « Subir ses peurs, vivre ses rêves :  cauchemars et folie chez Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, pp. 73-97 ; Éléonore Roy-Reverzy, « Mirbeau satirique, les romans du tournant du siècle », in Autour de Vallès, n° 31, 2001, pp. 181-194 ; Anita Staron, « Le Puzzle façon Octave Mirbeau, ou de l’utilité des redites »,  Actes du colloque Quelques aspects de la réécriture de Katowice, 2008, pp. 59-67 ; Arnaud Vareille, « Un mode d’expression de l’anticolonialisme mirbellien - La logique du lieu dans Les 21 jours d’un neurasthénique », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, 2002, pp. 145-169   ; Arnaud Vareille, « L’Œil panoptique : intériorisation et exhibition de la norme dans les romans d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, pp. 78-94 ; Werth, Léon, introduction aux 21 jours d'un neurasthénique, Paris, Les Belles Lectures, 1954, pp. 3-12 ; Robert Ziegler, « The Landscape of Death in Octave Mirbeau », L'Esprit créateur, hiver 1995, vol. XXXV, n° 4, pp. 71-82 ; Robert Ziegler, « Jeux de massacre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8,  2001, pp. 172-182 ; Robert Ziegler,  « From Matter to Motion : Les 21 jours d’un neurasthénique », ch. VIII de The Nothing Machine - The Fiction of Octave Mirbeau  Rodopi, Amsterdam – New York, 2007, pp. 151-172.

 

 

 

 


LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES

Les affaires sont les affaires est une comédie en trois actes, représentée, avec un énorme succès, sur la scène de la Comédie-Française le 20 avril 1903. Elle a aussitôt été traduite en une vingtaine de langues et a triomphé sur toutes les grandes scènes du monde, notamment en Allemagne.. Ce succès s’est constamment confirmé lors des très nombreuses de la pièce, en France et à l’étranger. Mirbeau y reprend un personnage d’une nouvelle, « Agronomie », insérée en novembre 1885 dans ses Lettres de ma chaumière, mais Théodule Lechat est rebaptisé Isidore Lechat.

 

La bataille des Affaires

 

Ce n’est pas sans mal que Mirbeau a réussi à investir ce conservatoire de la tradition théâtrale qu’est alors devenue la Maison de Molière. Car, depuis 19 ans, il s’est mis à dos les Comédiens Français pour tout plein de raisons : ils n’ont, bien sûr, pas oublié « Le Comédien, son provocateur pamphlet de 1882, où il stigmatisait la société du spectacle et la cabotinocratie ; ils ont aussi en mémoire ses nombreuses attaques contre l’institution du comité de lecture, créée en 1812 par Napoléon, dans son fameux décret de Moscou (voir notamment « Les Faux bonshommes de la Comédie »,  La France, 19 mars 1885) ; et ils n’ont pas davantage oublié les incessantes moqueries dont ont été victimes plusieurs des artistes les plus cotés de la maison, accusés de « cabotinisme » et autres péchés véniels. Si néanmoins Mirbeau a accepté de pénétrer dans la fosse aux lions et de soumettre sa pièce à l’aval de cette bande de « Tabarins, de Paillasses et de Bobèches » qui constituent, à ses yeux, le comité de lecture, c’est parce qu’il pensait avoir le soutien indéfectible de l’administrateur Jules Claretie, qu’il avait côtoyé au cours du procès d’Alfred Dreyfus à Renne, en août 1899, et qui lui ouvrait les portes de la Comédie. La lecture a bien eu lieu, le 25 mai 1901, mais, savourant enfin leur vengeance, les comédiens ont infligé à l’auteur un cinglant camouflet en ne recevant sa pièce qu’ « à corrections », par quatre voix contre une, celle de Claretie. Il était clair pour tout le monde que cela équivalait à un refus pur et simple, car tous savaient pertinemment que jamais Mirbeau n’accepterait de corriger quoi que ce soit à la demande de comédiens méprisés, qu’il qualifiait jadis de « bandes de personnes ignares » (« Cabotinisme », La France, 25 mars 1885). Et, de fait, il ne leur a pas donné ce plaisir et il a repris sa pièce pour essayer de la caser dans un autre théâtre.

Mais, début octobre 1901, ce sont les déboires d’un autre auteur dramatique confronté aux exigences absurdes des comédiens qui suscitent un scandale, dont profite le journaliste Jules Huret, ami de Mirbeau, pour poser aux dramaturges la question du comité de lecture. Leur quasi-unanimité pour demander le retrait du décret de Moscou aboutit, le 12 octobre, à la suppression pure et simple du comité de lecture. Dans la foulée, Jules Claretie, devenu, seul maître à bord, accepte tout de suite de monter Les affaires sont les affaires. Mais les comédiens, furieux d’avoir perdu leur pouvoir de contrôle, se sont sentis floués par leur administrateur qui, à les en croire, aurait joué double jeu en persuadant deux d’entre eux de voter « à corrections », alors qu’ils étaient prêts à voter pour la réception, ce qui aurait permis à la pièce d’être reçue sans coup férir. Ils en informent aussitôt l’auteur qui, curieusement, attend huit jours pour demander des explications à Claretie. Sans doute espère-t-il, en échange de sa bonne volonté, obtenir un traitement privilégié pour Les Affaires : que sa pièce soit représentée le plus vite possible. Mais Claretie ne cède pas, et Mirbeau devra patienter dix-huit mois, comme c’est  la règle à peu près générale à l’époque.

 

La trame

 

Au centre de la pièce se trouve Isidore Lechat, richissime et vulgaire parvenu au passé compromettant, mais qui bénéficie désormais de l’impunité parce qu’il dispose d'un grand quotidien indispensable à ses affaires et aux vastes projets qu’il caresse, à l’échelle de la planète. Chaque fin de semaine, il reçoit ses nombreux invités dans un château entouré d’un parc bien entretenu et d’un très vaste domaine cultivé selon des méthodes modernes, où il fait tuer tous les oiseaux et espère, en agronome à la pointe du progrès, faire pousser un jour du riz et de la canne à sucre... Sa femme, qui est restée simple et qu’il méprise publiquement, se sent perdue au milieu d’un luxe qui la dépasse, mais elle se tait et, tout en le désapprouvant in petto, elle prend même la défense de son mari contre leur propre fille, Germaine, qui est cultivée et qui ose juger son père.

Au cours d’un week-end à la campagne, il mène de front deux affaires qui pourraient bien lui permettre de doubler sa fortune. Il est confronté tout d’abord à deux ingénieurs électriciens, Gruggh et Phinck, qui ont besoin d’un financeur pour pouvoir exploiter une chute d’eau au potentiel énorme, malheureusement située sur un terrain militaire, source de complications que seul Lechat, grâce à ses entrées, est en mesure de débrouiller. Alors qu’ils l’imaginaient stupide et facile à rouler, Isidore parvient à leur dicter ses conditions et à garder pour lui l’essentiel des profits espérés. Par ailleurs, tenant à sa merci  son aristocratique voisin, un noble décavé, le marquis de Porcellet, qui lui doit déjà une somme énorme et impossible à rembourser, il lui propose de marier sa fille Germaine au fils du marquis, histoire d’acquérir, fût-ce au prix fort, une respectabilité qui lui manque encore. Mais il se heurte à l’inébranlable résistance de la jeune femme, qui est en révolte contre les millions mal acquis de son père : intellectuellement et sexuellement émancipée, elle méprise le maquignonnage auquel se réduit le mariage bourgeois et elle a un amant, le chimiste Lucien Garraud, employé de son père, qu’elle se vante d'avoir choisi librement. Aux chaînes dorées dans lesquelles elle a toujours vécu, mais qu’elle ne supporte plus, elle préfère la liberté, fût-ce au prix de la précarité et de la misère.  Refusant le “beau” mariage concocté par son père, elle lui tient tête, fait fi de ses menaces et part avec son amant, la tête haute, au grand scandale des spectateurs de 1903.

Juste après, on annonce la mort, dans un accident d’automobile, du jeune Xavier, le fils pourri d’Isidore, bien-aimé de son père, à qui il fait une bonne publicité par ses fréquentations mondaines et qui paye ses colossales dettes de jeu. Lechat est écrasé par cette nouvelle, il a l’impression d’avoir tout perdu en un jour et il frise l’apoplexie. Mais quand Gruggh et Phinck tentent de profiter de son abattement pour lui faire signer un contrat beaucoup plus intéressant pour eux, Lechat se ressaisit brusquement, les foudroie du regard, se redresse et, les empoignant par le collet, leur dicte ses conditions, pendant que tombe le rideau. Dénouement extrêmement fort, que l’on a souvent qualifié de shakespearien.


Une comédie classique



La pièce de Mirbeau s’inscrit dans un cadre classique et rassurant, qui a fait ses preuves et  se situe dans la continuité des grandes comédies de mœurs et de caractères de Molière. Il y respecte les trois unités : unité de temps (l’action de la pièce est concentrée sur vingt-quatre heures, mais sur deux jours consécutifs) ; unité de lieu (le château de Vauperdu, du nom d’un manoir de Rémalard) ;  et unité d’action (les deux affaires qu’Isidore Lechat mène de front). Et il a placé au centre de l’intrigue un personnage emblématique, à la fois très théâtral et très vivant, qui tire toutes les ficelles et qui a une épaisseur humaine faisant de lui un type universel. Il est d’autant plus théâtral et humain, en même temps, qu’il est vraiment complexe : ses exceptionnelles qualités d’homme d’affaires cohabitent avec un aveuglement, dans sa vie privée, qui confine à la stupidité. 

Mais, si la forme de la pièce est classique, le sujet, les enjeux et les personnages sont éminemment modernes, au premier chef le personnage de Lechat, qui n’a plus rien à voir avec le Turcaret de Lesage ou le Mercadet de Balzac, ni, a fortiori, avec l’Harpagon de Molière. Fuyant les conventions aseptisées du théâtre de l’époque, Mirbeau a voulu peindre « des caractères modernes évoluant dans une société moderne » et aux prises avec des problèmes nouveaux, aussi divers que l’émancipation de la femme, le développement de la presse d’intoxication, l’exploitation des ressources des colonies ou la révolution induite par le développement de l’électricité.

 

La puissance de l’argent

 

Isidore Lechat, au patronyme symptomatique, est un brasseur d’affaires et un prédateur sans scrupules, produit d’une époque de bouleversements économiques et d’expansion mondiale du capital, première phase de ce que Lénine appellera bientôt l’impérialisme. Parti de rien, enrichi dans des conditions que le spectateur ignore précisément, mais qui ont visiblement été des crapuleries (il a même fait de la prison), il est doté d’un odorat spécial qui lui fait subodorer les affaires juteuses. Il fait argent de tout et constitue une puissance économique et médiatique qui préfigure les affairistes de l’avenir, du genre de Bernard Tapie ou de Silvio Berlusconi : il tient la dragée haute aux gouvernements et au haut État-Major, et il peut même s'acheter à bon compte la complicité de l'Église catholique, qui n’a que faire des vieux débris de l’ancien régule et qui sait reconnaître les siens. Mais la libido dominandi d’Isidore Lechat se révèle impuissante face à la mort – son fils chéri se tue dans un accident de voiture à 55 km à l'heure – et face à l’amour, qui pousse sa fille Germaine à s’évader de sa prison dorée. Abattu, accablé et humilié, Lechat a néanmoins la force de se ressaisir pour conclure brillamment l’affaire en cours et écraser les deux lascars qui entendaient mettre à profit sa douleur pour l’escroquer : les affaires sont décidément les affaires...

En tant que symbole d'un système économique où les faibles sont impitoyablement écrasés par le « talon de fer » des riches et où l’absence totale de scrupules assure l’impunité, il est odieux et répugnant, et, malgré ses côtés bouffons qui font rire, il suscite la peur. Mais il n'en possède pas moins des qualités exceptionnelles, une intuition, une lucidité en affaires et une force d'âme, qui peuvent susciter l'admiration des spectateurs, notamment dans les deux scènes avec Phinck et Gruggh, petits escrocs sans envergure. Mirbeau, qui refuse tout manichéisme, va même jusqu’à reconnaître que ce prédateur, « idéaliste » à sa très particulière façon, est tourné vers l'avenir et n'en contribue pas moins, malgré ses prédations, au développement des forces productives, dont les retombées peuvent profiter au plus grand nombre, alors que le marquis de Porcellet représente une classe parasitaire, engluée dans des traditions surannées, et qui tente dérisoirement de justifier son prestige terni au nom d'un prétendu « honneur » qui n'est que pure hypocrisie : pour retrouver la fortune qu’il a dilapidée, il est prêt à accepter le marché honteux que lui propose Lechat..

Comme le signifie la tautologie du titre, devenu proverbial, l’argent est à lui-même sa propre fin : les affaires excluent la pitié, le sentiment, le goût et la morale. Dans un monde où triomphe le mercantilisme et où tout est à vendre et a une valeur marchande, y compris l’honneur, les femmes et la bénédiction de l’Église romaine, sa puissance dévastatrice contribue à tout corrompre : les intelligences aussi bien que les cœurs et les institutions. Les affaires, qui permettent à des aventuriers sans foi ni loi, tel Isidore Lechat, d’accumuler, en toute impunité, des millions volés sur le dos des plus faibles et des plus pauvres, ne sont jamais que du gangstérisme légalisé. La démystification n’a rien perdu de sa force ni de son actualité, comme l'ont révélé les 400 représentations, lors de la reprise de la pièce en 1994-1995, et de nouveau, en novembre 2009, lorsqu’elle a été montée par la Comédie-Française, dans la salle du Vieux-Colombier : nombre de spectateurs croyaient y déceler des allusions à l'actualité immédiate !

P. M.

 

Bibliographie : Philippe Baron, « La Technique dramatique d'Octave Mirbeau », Actes du colloque Octave Mirbeau, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 369-377 ;  Philippe Baron,  « Les affaires sont les affaires d'Octave Mirbeau et Pétard d'Henri Lavedan », Cahiers Octave Mirbeau, n° 4, mai 1997, pp. 345-354  ; Philippe Baron,  « Les Corbeaux, d’Henry Becque, et Les affaires sont les affaires, d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, avril 2001, pp. 199-210 ; Pierre Michel, Introduction à Les affaires sont les affaires, Éditions de Septembre-Archimbaud, 1994, pp. 7-17, et Théâtre complet, Eurédit, 2003, tome II, pp. 25-35 ; Pierre Michel,   « Vauperdu, le premier manuscrit de Les affaires sont les affaires », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, mars 2003, pp. 233-255 ; Pierre Michel,  « L’Affaire Fua – Mirbeau accusé de plagiat », Cahiers Octave Mirbeau, n° 9, mars 2002, pp. 228-238 ; Jean-François Nivet, « Octave Mirbeau inédit », Dix-neuf / Vingt, n° 10, 2000, pp. 77-90.

 


LES AMANTS

Les Amants est une  farce en un acte qui n'a jamais été publiée d'une façon autonome et que Mirbeau a recueillie, en 1904, dans ses Farces et moralités. Créée au Grand-Guignol le 25 mai 1901, elle résulte d’un dialogue triste paru dans la presse dix ans plus tôt (« Les Deux amants », L’Écho de Paris, 13 octobre 1890). La pièce a été reprise plusieurs fois, notamment en 1989, dans une mise en scène de Jean-Loup Rivière, et en 1999, à la Comédie-Française, avec Alain Pralon et Martine Chevalier.

Après une espèce de prologue, où Mirbeau utilise un procédé pré-brechtien de distanciation, en faisant intervenir un Récitant, dont les ridicules propos, ampoulés et conventionnels, créent un contraste avec la scène qui suit, arrivent tristement les deux heureux amants supposés s’aimer d’amour tendre. Au fil de l’inconsistant dialogue qui suit, ils se révèlent aussi stupides, aveugles, incompréhensifs et égoïstes l‘un que l’autre, et après une dispute provoquée par l’Amante, qui s’est persuadée que l’Amant ne l’aime plus, celui-ci finit par l’apaiser par de grotesques déclarations et des caresses de plus en plus appuyées : « Silence. Baisers ».   .       

Les Amants constitue une caricature, cocasse autant que cruelle, des risibles conventions du langage amoureux et de la mystificatrice littérature à l’eau de rose qui s’en nourrit ad usum populi et qui véhicule le dangereux mythe de l’amour. Car, par-delà les grotesques échanges des faux amoureux bêtifiants dont il se gausse et qui révèlent, ce faisant, l’inanité de cette fausse monnaie qu’est le langage, Mirbeau entend bien démystifier et tourner en dérision les illusions de l’amour et illustrer une nouvelle fois l’incommunicabilité entre les sexes, radicalement étrangers l’un à l’autre et murés chacun dans sa solitude. Autant de thèmes d’une étonnante modernité, qui témoignent de son impitoyable lucidité, dont le pessimisme est transcendé par le rire. Car il parvient, ce faisant, à nous faire rire de ce qui devrait  plutôt nous faire pleurer.

P. M.

 

Bibliographie : Georges Dupeyron, « Sur deux pièces d’Octave Mirbeau », Europe, juin 1967, pp. 189-191 ; Tomasz Kaczmarek, « Farces et moralités.d’Octave Mirbeau », Studia romanica posnaniensia, n° XXXII, Poznan, 2005, pp. 148-150 ; Pierre Michel, « Un chef-d’œuvre méconnu : Amants », numéro spécial Octave Mirbeau de L’Orne littéraire, Alençon, printemps 1992, pp. 61-68 ; Pierre Michel,  « Introduction » aux Amants, in Théâtre complet de Mirbeau, Eurédit, 2003, t. IV, pp. 97-100.

 

 


LES DIALOGUES TRISTES

Ensemble de vingt-quatre textes, Les Dialogues tristes ont été publiés par Mirbeau du 22 septembre 1890 au 9 août 1892, dans L’Écho de Paris. Comme très souvent avec ses textes destinés à la presse et davantage considérés comme une production alimentaire que comme une œuvre véritable, le romancier ne les a pas recueillis en volume. C’est, en effet, après une absence de six mois à L’Écho de Paris, auquel il collabore depuis 1888, qu’il reprend par nécessité pécuniaire ce labeur asservissant dont il ne cesse de déplorer la platitude et la stupidité dans sa correspondance d’alors.

Toutefois, cette contrainte va lui permettre d’expérimenter la forme dialoguée pour laquelle il a du talent et qui deviendra une véritable caractéristique de son écriture romanesque. La chronique est un genre à la forme très libre au XIXe siècle. Elle recouvre aussi bien les informations mondaines narrativisées que les causeries politiques ou esthétiques, ou encore le conte d’actualité. La frontière entre presse et littérature tend à s’amoindrir avec la fictionnalisation de plus en plus fréquente des reportages et la prise en compte des événements sociopolitiques dans les récits publiés dans les colonnes des journaux. La série de dialogues n’échappe pas à ce brouillage générique qui ira en s’accentuant au cours de la décennie.

 

Des dialogues de circonstance

 

Alors que rien ne le laisse attendre dans le titre générique de la série, les dialogues ressortissent le plus souvent au registre satirique et se veulent une entreprise de démolition de toutes les idoles de la Troisième République : la science, le journalisme, la patrie… Les conservatismes politiques et artistiques sont pris à partie dans des scènes désopilantes où Mirbeau fait preuve de son génie comique. Caricaturales, les personnalités de l’époque mises en scène exposent leurs ridicules par leur propre bouche et, des revanchards aux critiques dramatiques, chacun est réduit à l’état de fantoche, dépourvu de conscience, de logique ou de bon sens. Plus anecdotique, mais tout aussi révélateur de la grande entreprise de démystification que Mirbeau aura à cœur d’amplifier durant le reste de sa carrière, le travail de sape de tous les lieux communs sur l’amour et sur la bonté procure quelques dialogues piquants, à l’instar des « Deux Amants » ou de « L’Épidémie ».

 

L’inspiration pathétique



Parallèlement à la veine satirique, les textes déploient aussi une inspiration pathétique, typiquement mirbellienne. Il s’agit, dans les rares dialogues de ce type, d’attirer la compassion du lecteur sur des personnages humbles, des innocents broyés par la destinée aveugle ou emportés par les événements. Thématiquement, comme stylistiquement, Maeterlinck n’est pas loin dans « Le Poitrinaire » ou « Sur la route ». Pour sa part, « La Guerre et l’Homme » se hisse au rang de dialogue philosophique grâce à une magnifique prosopopée de l’Humanité et de la Guerre, auréolée par le chœur de ses adorateurs, qui renvoie la première à ses illusions.

 

Variations sur un genre

 

En septembre 1891, Mirbeau annonçait à Monet la supériorité du théâtre sur le roman. Les Dialogues tristes seraient alors une première incursion dans le genre théâtral, les prémices de l’œuvre dramatique à venir, qu’il s’agisse des farces et des moralités ou de la grande comédie, dont Les affaires sont les affaires (1901) constituera le sommet. Au moment même où Mirbeau mêle dans sa série les registres réaliste et farcesque au pathétique éthéré des dialogues à la manière de Maeterlinck, Jean Jullien s’efforce, dans sa revue Art et critique (1889-1890), de concilier Naturalisme et Symbolisme à la scène. Comme lui, Mirbeau renvoie dos à dos les deux esthétiques rivales et leur compétition stérile. Entre Maeterlinck révélé et Jarry en gestation, Mirbeau transforme, avec Les Dialogues tristes, le théâtre de marionnettes rêvé par le premier, en scène grotesque qu’inaugurera le second.

Faut-il parler pour Les Dialogues tristes de « chroniques dialoguées », comme Mirbeau le fait lui-même, ou bien simplement de dialogues, voire de saynètes ? La série prend place dans l’effervescence des genres qui agite la fin de siècle. Le théâtre de société n’a pas disparu, et le théâtre d’amateurs est en plein essor. Empruntant au genre du monologue mis à la mode par les frères Coquelin et aux saynètes, qui fournissent l’essentiel du répertoire privé, les textes ne se réduisent pourtant pas à une essence théâtrale : la part d’artifice y est trop importante. Chaque dialogue débute par une didascalie externe présentant les personnages et les lieux. Plusieurs traditions se trouvent condensées dans cette convention. Sous leur aspect le plus succinct, ces informations servent à camper rapidement le contexte et sont héritières des textes écrits pour le cabaret ; d’autres, très minutieuses, renvoient à l’esthétique naturaliste, notamment à l’objet « vrai » qui tend à supplanter l’artifice des décors antérieurs ; d’autres encore se développent outrancièrement pour former un véritable incipit descriptif de type romanesque. À bien y regarder, si elle emprunte au théâtre, la série appartient à ce théâtre impossible, récurrent depuis Musset. Sa fonction principale est, ici, la démystification via ce genre extrêmement souple dont la dimension orale est bien faite pour capter l’attention d’un lecteur de plus en plus sollicité par les multiples voix de la presse.

 

Une matrice de l’œuvre à venir

 

En donnant le jour à plusieurs textes que l’auteur réinvestira, selon un usage de plus en plus fréquent, dans des compositions futures, cette série constitue une véritable matrice des ouvrages de cette seconde période de Mirbeau qui fait suite aux textes dits autobiographiques. Romans ou théâtre, l’œuvre à venir est présente, en germination.

A. V.

 

Bibliographie : Arnaud Vareille, « Les Dialogues tristes, ou le laboratoire de l’écriture », préface des Dialogues tristes, Eurédit, 2005, pp. 7-42.

 


Page:  « Prev 1 2 3 Next »
Glossary 3.0 uses technologies including PHP and SQL